Réforme de la Santé au travail : gare au grand méchant (f)lou… (deuxième partie)

On trouvera ci-dessous la deuxième partie de l’article mis en ligne la semaine dernière, Réforme de la Santé au travail : gare au grand méchant (f)lou…

Elle constitue une suite, non une fin puisque le « feuilleton » va se poursuivre dans les prochains jours, avec l’entrée en vigueur de la loi du 20 juillet 2011 et des décrets d’application du 30 janvier 2012 d’une part, avec la tenue de la Conférence Sociale des 9 et 10 juillet prochains, d’autre part.

Affaire à suivre de très près dont nous rendrons évidemment compte aussi précisément et rapidement que possible.

GP

Réforme de la Santé au travail : gare au grand méchant (f)lou (deuxième partie)

Et pourtant, le 7 juin dernier, lors de la Conférence Internationale du Travail, Bernard Thibault, Secrétaire général de la CGT, n’avait manqué ni de lucidité ni de courage en condamnant l’attitude du groupe des Employeurs au sein de l’OIT, révélatrice d’une vision de l’Homme au travail qu’il est impossible de ne pas rapprocher des questions de Santé au travail.

De quoi s’agit-il exactement ? Si l’on en croit le compte rendu de cette réunion établi par la CGT, « le groupe des employeurs a transformé la commission de l’application des normes en tribune pour dénoncer « l’infâme droit de grève » selon les propos tenus par son porte-parole et remettre en cause l’impartialité des travaux de l’OIT, notamment ceux de la commission des experts pour l’application des conventions et recommandations ».

Or, comme le souligne la CGT, « cette dernière commission est composée d’éminents juristes, indépendants des trois groupes de l’OIT, et produit un travail indispensable à son bon fonctionnement » .

La CGT précise sa pensée en ajoutant : « Au sein du groupe employeurs, l’offensive est clairement menée par le patronat européen, qui bénéficie du silence complice de nombreux gouvernements, notamment européens, qui assistent à la joute en spectateurs. L’objectif poursuivi est d’évidence de réduire les pesanteurs que les normes internationales du travail génèrent face à la volonté d’assouplir les législations du travail. Sur la dernière période et dans le contexte de la crise, il apparaît de plus en plus que l’OIT et les normes dont elle est la garante constituent un rempart protecteur et qu’elle gène les pays les plus engagés dans des logiques de déréglementation. Elle apparaît aussi comme un danger pour le patronat et pour les firmes multinationales, dans la mesure où les normes tendent de plus en plus à l’universalité, engageant par là-même la responsabilité des entreprises. »

Deux expressions frappent dans cette analyse : « la volonté d’assouplir les législations du travail » et « les logiques de déréglementation », que, bien évidemment, la CGT ne peut que condamner. Comment ne pas comprendre que cet « assouplissement » et cette « déréglementation », également de mise au niveau de l’Europe, visent d’ores et déjà la Santé au travail, comme nous l’avons montré dans plusieurs articles (voir en particulier La Santé/Sécurité au travail dans la Loi du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives : les Gremlins passent à l’attaque ! et Santé au travail : l’allègement des charges des PME vu par la Commission européenne).

En clair, par certains aspects, la réforme en cours de la Santé au travail, dont nous savons qu’elle ne se joue pas uniquement à travers la loi du 20 juillet 2011 et les décrets du 30 janvier 2012, ne fait que traduire, via  la simplification du droit et l’allégement des démarches administratives, une « déréglementation » qui, si l’on s’en tient au discours officiel de la CGT, serait condamnable quand on l’évoque dans des enceintes internationales et dont on pourrait s’accommoder quand elle est mise en œuvre au niveau national.

La contradiction est flagrante et conduit à s’interroger sur les positions réelles de la CGT par rapport à la Santé au travail et sur ses motivations profondes…

Ce n’est donc pas sans raison que de nombreux Professionnels proches de la CGT et même plusieurs Fédérations appartenant à la CGT (Syndicat CGT des Inspecteurs du travail et Fédération CGT du labeur) dénoncent son positionnement par rapport à la réforme de la Santé au travail. En témoigne le courrier que le Groupement « Sauvons la Médecine du Travail » vient d’adresser à Michel Sapin, qui, d’ailleurs, s’est exprimé lui-même le 11 juin dans le cadre de la 101 ème Conférence internationale du travail de l’OIT, affirmant que « la seule voie pour y parvenir (à faire cesser la misère sociale : NDLR) est la négociation. Les intérêts des uns et des autres peuvent diverger. Nous le savons, les intérêts des pays émergents et ceux des pays riches, les intérêts des employeurs et ceux des travailleurs, ne sont pas toujours naturellement convergents. La force de l’OIT est de montrer que le dialogue est possible. Grâce à sa structure, fondée sur le tripartisme, des accords entre gens de bonne volonté peuvent être trouvés. »

Discours général, optimiste et généreux qu’on ne peut qu’approuver sur le fond mais qui apparaît très décalé par rapport à la réalité de terrain, que ce soit sur le plan international, comme le révèle la position de la CGT, ou sur le plan national, comme le prouve la déréglementation en cours.

Quelle en sera justement la traduction dans la prochaine Conférence sociale ? Et, plus précisément encore, dans les discussions qui traiteront de la « Qualité de vie au travail », de la « Santé au travail » ou de la « Médecine du travail » ?

Un bout du voile peut être levé en s’appuyant sur une note conjointe de la Direction Générale du Travail et de la Direction des Risques professionnels, datée du 9 mai 2012, présentée à la CNAMTS au milieu du mois, dont la diffusion s’est faite tout récemment. Abordant « la contractualisation dans le cadre de la réforme de la Médecine du travail », c’est-à-dire ce que l’Administration considère comme la mesure phare de la Réforme, cette note nécessite un sérieux décryptage.

Au premier degré, elle apparaît comme un outil visant à rendre effective et efficace la contractualisation. Elle ne serait donc discutable en rien ; il faudrait même se féliciter de toutes les précisions qu’elle apporte, en fixant pour objectif aux DIRECCTE et aux CARSAT, qui en sont les destinataires, « d’accompagner les Services de Santé au travail et leur professionnalisation dans la démarche d’élaboration du projet pluriannuel de service » (page 2) et « de créer une dynamique et un cercle vertueux entre le projet pluriannuel de service, l’agrément et le Contrat Pluriannuel d’Objectifs et de Moyens » (page 9).

De fait, on y trouve (fort heureusement) un certain nombre de précisions utiles, mais, à y regarder de très près, peu d’informations nouvelles ou que les responsables des Services de Santé au travail ne sachent ou n’utilisent déjà dans leur démarche, comme ceux qui m’ont sollicité pour les accompagner dans l’élaboration de leur Projet de Service ou de leur CPOM…

On ne peut donc se contenter de cette lecture au premier degré et considérer benoîtement un texte dont la raison d’être se situe manifestement sur un autre plan…

Le considérer au deuxième, voire au troisième degré, conduit d’abord à mettre en évidence le jargon propre à ceux pour qui le « verbe technocratique » tient lieu d’« outil » et même de « couteau suisse » : appropriation, pilotage, levier, synergie, diagnostic (nécessairement fin et ciblé), articuler et articulation, structurant, phasage, cohérence, priorités et prioritairement, émergence, déploiement, opérationnel, décliner, décliné et déclinaison, coordination, etc., autant de termes dépourvus d’âme, déconnectés de la Santé au travail, et qui, pour certains, apparaissent à presque toutes les pages et même, c’est un record, 10 fois en 20 lignes (cas de « priorités » à la page 7) !

Ce qui frappe ensuite est le fait que cette note soit signée conjointement, et c’est selon moi une première, par Jean-Denis Combrexelle, Directeur Général du Travail au Ministère, et Dominique Martin, Directeur des Risques Professionnels à la CNAM.

Qu’il y ait une double signature n’a rien de choquant en soi compte tenu du contexte. J’aurais d’autant moins de raisons de la critiquer que j’ai été le premier, en juin 2004, dans le cadre des Journées nationales de Santé au travail de Bordeaux, à signer, au nom des Services interentreprises de Santé au travail, une Charte de Partenariat avec la CNAM, représentée alors par son Directeur, Gilles Evrard. Cette Charte fut d’ailleurs renouvelée trois ans plus tard avec son successeur, Stéphane Seiller.

Il n’est pas inutile de signaler que cette Charte souleva alors quelques « interrogations », pour ne pas dire des « soupçons », de la part notamment du MEDEF…

Si la signature conjointe de cette note ne pose donc pas de problème, comme expliqué précédemment, il n’en va pas de même pour sa rédaction, qui semble « pencher » beaucoup plus du côté de la CNAM que de la DGT.

Pour dire les choses crûment, et tout respect gardé vis-à-vis de la DGT, avec laquelle j’ai toujours entretenu d’excellentes relations, il apparaît évident que celle-ci a apposé sa signature au bas d’un document préparé par la CNAM, ou, dit encore plus crûment, la réforme de la Santé au travail est aujourd’hui à la remorque de la Sécurité Sociale, et les Services interentreprises de Santé au travail à la remorque des CARSAT.

La principale raison d’être de ce texte n’est donc pas « opérationnelle » mais « politique » au sens large du terme.

Un passage de la note (page 4) laisse peu de doutes à ce sujet : « le partenariat entre les services de la DIRECCTE et de la Caisse, en amont de la démarche de contractualisation avec le Service de Santé au travail, revêt un caractère essentiel afin : d’établir un diagnostic partagé, …, de définir des priorités communes partagées, …, d’identifier les actions qui pourraient être prioritairement proposées au Service de Santé au travail interentreprises , … »

Ce partenariat DIRECCTE/CARSAT est donc bien présenté comme un préalable absolu…

Rien ne sert de disséquer davantage encore la note. Chacun pourra se faire son opinion en la lisant dans son intégralité.

Je pense néanmoins utile de citer un autre document, l’entretien avec Dominique Martin publié aux pages 12 à 15 du numéro de juin 2012 de la revue Travail et Sécurité de l’INRS. On y retrouve les mêmes références que celles de la note elle-même et… les mêmes termes, répétés à l’envi : cohérence, déploiement, efficaces et efficacité, transversalité et l’inévitable approprier !

Je me garderai cependant de critiquer le discours de Dominique Martin, car, au décours de son entretien, il aborde une question fondamentale dont nous avons déjà largement parlé dans nos colonnes, en des termes dépourvus d’ambiguïté : « Si la branche AT-MP n’arrive pas à bien gérer l’incapacité permanente, on court le risque de voir arriver des assureurs privés sur une activité qui se transformerait en marché, ce qui ne correspond ni à notre souhait, ni aux pratiques qui ont été les nôtres jusque-là… Dans ce cas, quid de la branche ? Une telle évolution redéfinirait en profondeur notre champ d’action, en rendant les frontières avec le monde de l’assurance privée bien poreuses. L’Assurance maladie-Risques professionnels représente un système à la fois social, mutualisé et solidaire. Il est très important selon moi, de conserver cette triple orientation. » (voir à ce sujet Santé au travail : le jeu de piste de l’étéSanté au travail : le jeu de piste de l’été décrypté, et Santé au travail et télémédecine : un service parfaitement assuré…).

Si les positions des Organisations syndicales, ou, tout du moins, de certaines d’entre elles, sont ambigües, comme celles de l’Administration, la position de la principale Organisation patronale n’est pas en reste. Dans un petit encadré intitulé « Le message du MEDEF : efficacité », publié à la page 72 du numéro 123 (mai-juin 2012) de la revue Préventique, on peut lire : « Le 17 avril 2012, Monsieur Jean-François Pilliard, Président de la Commission de la Protection sociale du MEDEF a demandé aux représentants territoriaux de l’organisation patronale de s’attacher à mettre en œuvre la réforme dans les meilleures conditions. Il a insisté sur les liens entre santé au travail et santé économique des entreprises. Il a considéré que les nouvelles démarches ouvertes par la loi vont permettre de mettre en œuvre des actions efficaces qui vont être des réponses utiles à la satisfaction des obligations de prévention des entreprises. Il attend donc des services qu’ils mobilisent leurs moyens autour d’objectifs concertés et réalistes. »

Rappelons pour mémoire que Monsieur Jean-François Pilliard, Président de la Commission de la Protection sociale du MEDEF, est avant tout Délégué général de l’UIMM, et, à ce titre, supérieur de Franck Gambelli, Directeur HSE de l’UIMM, Directeur juridique de la FIM et Président de la CNAM-TS, Organisme dont le Vice-Président est Jean-François Naton, Chef de file de la CGT pour les questions de Santé au travail…

On pourrait également évoquer les interrogations actuelles concernant une éventuelle Circulaire d’application…

On pourrait encore s’étonner que le Pouvoir politique nouvellement élu semble s’accommoder aujourd’hui d’une loi que ses représentants ont pourfendue lors de son examen par les Députés puis par les Sénateurs, comme le prouvent les comptes rendus des débats à l’Assemblée Nationale et au Sénat… La « normalité » présentée aujourd’hui comme essentielle doit-elle conduire à renier des engagements pris publiquement il y a tout juste un an et renouvelés à plusieurs reprises depuis (voir à ce sujet Elections présidentielles : mais où est donc passée la Santé au travail ?, La réforme de la Santé au travail vue à travers le Rapport d’Information de l’Assemblée Nationale : le ruban, la ficelle et la corde… et Réforme de la Santé au travail : vers une nouvelle loi en 2012 ?)

Je sais, pour avoir exercé des responsabilités politiques « dans une vie antérieure », la signification et l’intérêt du « réalisme », mais jusqu’où peut-il aller ?

On pourrait enfin (façon de parler car la liste n’est pas close) constater que, dans la « short list » des initiateurs et propagandistes de la loi, pratiquement plus personne n’est encore « aux affaires » : Xavier Bertrand, ancien Ministre du Travail, a retrouvé son siège de Député, Bruno Dupuis, chargé des questions de Santé au travail dans son Cabinet, a quitté le Ministère, Guy Lefrand, ardent Rapporteur de la loi à l’Assemblée Nationale et Co-Rapporteur (avec Michèle Delaunay, devenue Ministre) du Rapport parlementaire sur l’application de la réforme, est redevenu Député suppléant de Bruno Le Maire, ancien Ministre de l’Agriculture ; Anne-Marie Payet, Sénateur de la Réunion, Rapporteur de la loi au Sénat, avait, quant à elle, été battue aux élections sénatoriales de l’automne…

De quoi donner vraiment du poids à l’analyse que j’avais faite de la situation au lendemain du vote de la loi à l’Assemblée Nationale puis au Sénat dans La Réforme de la Santé au travail à la lumière des élections sénatoriales : OK ou KO ?

En résumé, incertitudes, indécision, contradictions, non-dits, voire mélange des genres, règnent à tous les niveaux, rendant la politique conduite en matière de Santé au travail quasi indéchiffrable pour la plupart des acteurs et observateurs. Au point que Jacques Darmon, dans sa dernière Lettre d’Information, s’étonne que « pour l’instant, (il n’y ait) toujours pas de nouvelles de la circulaire qui devrait un peu lever le flou sur certains dispositifs de la loi et des décrets de réforme de la Médecine du travail ! »

Nous souhaitons tous la réussite d’une véritable réforme de la Santé du travail, et c’est justement pour cette raison, et aussi parce qu’on ne cesse d’invoquer la nécessité d’une grande transparence que je me permets de crier gare au grand méchant (f)lou !

Gabriel Paillereau
Copyright epHYGIE juin 2012
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Pour compléter les informations données dans l’article, on peut aussi se référer utilement à deux Rapports du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE), qui éclairent la réforme en cours :

 

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