Réforme de la Santé au travail : le point de vue « éclairé » de Michel Blaizot (deuxième volet)

Clémenceau 2Au mois de juillet, Michel Blaizot m’avait adressé un commentaire relatif au Rapport Issindou, que j’avais publié sur notre site, avec son accord, sous la forme d’un article à part entière. J’ai reçu hier un commentaire complémentaire qu’il aurait été dommage de ne pas publier également sous la forme d’un article, tant son contenu, émanant d’un des meilleurs experts de la Santé au travail au plan national depuis une trentaine d’années, me semble résumer avec intelligence et brio l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui notre système de Santé au travail.

Comment a-t-on pu en arriver là ? La réponse, triviale, est tout simplement affligeante : par la faute de responsables, politiques et autres, qui s’obstinent à présenter comme un progrès une réforme qui, quoi que prétendent ses défenseurs, criminels ou suicidaires, au choix, est synonyme de mort à brève échéance.

On pourra accéder à la première « réaction » de Michel Blaizot au Rapport Issindou à partir du lien suivant : Réforme de la Santé au travail : le point de vue « éclairé » de Michel Blaizot.

On pourra également relire, à propos de la mort du système, deux des articles publiés sur notre site : Santé au travail : nous ne sommes pas tous des lemmings ! en juillet 2012, et, beaucoup plus près de nous, La simplification de la visite médicale : mise à mort de la Médecine du travail ou suicide collectif ?, en juin 2015.

Comme j’avais illustré le premier article de Michel avec une photo représentant Georges Clemenceau au milieu de ses Poilus, je récidive en me disant que je ne pouvais guère trouver mieux pour illustrer l’esprit de résistance et la volonté de défendre la Santé au travail que le Saint-Herminois le plus fameux, connu notamment pour avoir été à l’origine de l’interdiction de la céruse.

Quand on croit vraiment à la Santé au travail, on ne peut accepter d’être complice du gâchis qui se prépare sous nos yeux.

Gabriel Paillereau

En juillet dernier, je me suis permis quelques commentaires sur le contenu du Rapport de la Commission Issindou. Gabriel Paillereau a souhaité publier ces commentaires dans epHYGIE sous la forme d’un article rédactionnel et je l’en remercie.

Michel Blaizot

J’avais volontairement limité mes remarques aux préconisations traitant de la surveillance médicale individuelle, plus particulièrement aux propositions de suppression de la visite médicale d’embauche et de passage de la périodicité des visites médicales systématiques à 5 ans. Je n’avais pas abordé la question de l’aptitude médicale, qui fait pourtant le titre et une bonne partie de la substance de ce Rapport. Ce n’était pas, de ma part, une marque de désintérêt et encore moins d’approbation mais un simple souci de clarté.

Le réquisitoire du Rapport Issindou contre l’aptitude médicale est asséné avec une assurance étonnante, s’agissant d’une question aussi complexe et aussi sensible ! Comme si, depuis plus d’un demi-siècle, les Pouvoirs publics, les Partenaires sociaux et des générations de Médecins s’étaient constamment fourvoyés en utilisant ce concept et en cherchant à l’approfondir au travers de multiples travaux personnels, formations ou congrès, sans voir qu’il était étranger aux principes mêmes de la prévention, et, qui plus est, d’une déontologie douteuse !

Pour autant, ce réquisitoire n’est pas vraiment original. Il reprend les arguments développés par un syndicat de Médecins du travail et par certains Enseignants depuis les années 2000 et notamment depuis le décret de 2001 sur le risque CMR. Un recours en abus de pouvoir contre ce décret avait à l’époque été rejeté par le Conseil d’État en des termes très clairs que, pour ma part, je reprendrais volontiers encore aujourd’hui malgré l’argumentation développée par le Professeur Soulat (cote 48 du Rapport), que je trouve obscure et peu convaincante.

Il y a, dans ce réquisitoire, des considérations de bon sens dont je ne conteste pas la pertinence. Il est vrai que l’aptitude ne saurait être prédictive (cote 9). Il est vrai aussi qu’elle est susceptible d’entraîner des confusions avec les notions voisines d’aptitude professionnelle et d’invalidité (cotes 7, 42, 43). Il est encore vrai qu’elle n’est pas définie précisément dans le Code du travail et qu’elle ne figure pas dans la directive-cadre européenne de juin 1989 (cotes 7, 25, 40), qui, au demeurant, ne traite que marginalement de la surveillance médicale individuelle. Il est vrai enfin qu’elle ne constitue pas une protection juridique de l’Employeur en matière de reconnaissance du caractère professionnel de l’accident ou de la maladie, pas plus qu’en matière d’obligation de sécurité de résultat (cote 9).

Mais il est abusif de prétendre que « l’obligation de vérifier systématiquement l’aptitude des salariés à chaque visite médicale pèse sur l’activité des services de santé au travail et limite les effets des réformes engagées » (cote 1). Comme si les divers examens médicaux réglementaires n’avaient jamais eu d’autre finalité que de fixer l’aptitude des salariés ! Ce n’est pas la détermination de l’aptitude qui pèse sur l’activité des Services et sur leur capacité d’adaptation aux réalités du monde du travail. C’est bien plutôt le choix fait, dès l’origine, par les Pouvoirs publics, d’appliquer à tous les salariés le dispositif de surveillance individuelle le plus sophistiqué de tous les pays industrialisés (embauche, reprise, pré-reprise, systématique…) plutôt que de le réserver aux seuls sujets à risque comme le font tant de pays étrangers. Ce choix, qui n’était au départ qu’un pari audacieux, est devenu une chimère avec la pénurie de temps médical.

Il est pour le moins excessif de prétendre que la démarche d’aptitude n’aurait aucune utilité en prévention. Elle est pourtant à l’origine non seulement de l’inaptitude, parfois inévitable (moins de 1 % des avis), mais surtout des restrictions et réserves d’aptitude, concentrées majoritairement sur les visites de reprise du travail et qui constituent autant de demandes d’aménagements de poste. Bien souvent, c’est elle qui oriente ou enrichit les activités du Médecin en milieu de travail. Elle concrétise les conclusions que le Médecin tire de ce moment privilégié où il confronte ce qu’il sait de l’état de santé du salarié et ce qu’il connaît des exigences et contraintes du poste de travail. C’est si vrai que les rapporteurs en viennent à recommander l’usage de « préconisations » médicales (cotes 15, 57, 239) adressées aux Employeurs tout au long de la vie professionnelle des salariés. En quoi celles-ci seront-elles différentes des restrictions et réserves d’aptitude actuelles ? Elles auront les mêmes conséquences juridiques, et, comme elles, seront parfois rédigées de telle sorte que leur interprétation par les Entreprises restera problématique. L’idée de soumettre les préconisations trop restrictives à une relecture à l’intérieur du SST est parfaitement utopique. Par contre, l’hypothèse d’un appel à une Commission régionale de recours plutôt qu’à l’Inspecteur du travail, en cas de contentieux, me paraît bienvenue.

L’inaptitude ne pouvant malheureusement être exclue et les restrictions étant remplacées par des préconisations, on ne voit plus alors très bien sur quoi débouche pratiquement ce réquisitoire, sinon sur la suppression de la fiche « Apte », qui est commode mais n’apporte pas de véritable plus-value. Pour les Entreprises, sans inaptitude ni préconisation, l’aptitude devient simplement implicite.

Reste cette proposition inattendue et un peu baroque de créer une procédure d’aptitude spécifique pour les postes de sécurité, confiée à un autre Médecin que le Médecin du travail. Cette proposition, paradoxale dans le cadre d’une recherche de simplification, compliquera à coup sûr la question du financement des SST. Mais surtout, elle risque fort de se retourner contre l’intérêt même des salariés concernés. Confier la détermination de l’aptitude aux postes de sécurité à des Médecins « assermentés », détachés de l’Entreprise, ignorant les réalités du poste, se référant sans doute à des critères ou à des normes théoriques plus ou moins contraignantes, c’est prendre le risque inutile de multiplier inaptitudes et contentieux.

Quand les Pouvoirs publics ont publié avec éclat le Plan de simplification, je m’étais interrogé sur le lien qu’il convenait de faire entre les propositions 21 et 22, entre aptitude/inaptitude d’un côté et réformes structurelles des SST de l’autre. Je crois comprendre aujourd’hui que la Commission Issindou a choisi de décrédibiliser d’abord le concept d’aptitude pour pouvoir ensuite plus aisément proposer la suppression des visites d’embauche et le passage à une périodicité quinquennale de la visite systématique.

Si ces propositions devaient être retenues, ce serait une vraie révolution, qui, je le crains, conduirait la composante médicale de la Santé au travail dans une impasse irréversible.

Michel Blaizot
Copyright epHYGIE 26 août 2015
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One Comment

hamon

La directive cadre européenne parle clairement de l’aptitude !  » le travail doit être adapté à l’homme » (en droit français : article L.4121-2 du code du travail). Travail adapté aux possibilités du salarié, cela pourrait être une définition de l’aptitude que n’a jamais donnée le rapport ISSINDOU.

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