Santé au travail : Annie Thébaud-Mony adresse un message fort aux Pouvoirs publics en refusant la Légion d’Honneur

A l’heure où la Santé au travail connaît une nouvelle réforme, avec la loi du 20 juillet 2011 et les décrets du 30 janvier 2012 ; alors que la question de la dégradation des conditions de travail et du Mal-être au travail est exposée en pleine lumière, de façon de plus en plus crue ; alors que les suicides sur les lieux de travail se multiplient, celui qui s’est produit la semaine dernière à La Poste n’étant hélas que le dernier d’une sinistre série concernant des Entreprises de toutes tailles dans tous les secteurs d’activité ; alors que la crise n’en finit pas de produire ses effets destructeurs, l’ouvrage des Editions La Découverte, publié en janvier 2012, apparaît indispensable pour essayer de comprendre pourquoi et comment on a pu en arriver là.

Tels sont les termes que j’avais utilisés le 6 mars dernier pour annoncer l’ouvrage publié par les Editions La Découverte, dont Annie Thébaud-Mony était l’une des contributrices.

J’avais alors conclu mon propos en évoquant une « plongée sombre dans un monde qu’on ne peut plus ignorer, plongée salutaire aussi pour essayer de prévenir l’irréparable », et en présentant ce livre comme « un ouvrage indispensable à toute personne concernée par la Santé au travail et la Prévention des risques professionnels. »

Il est vrai que, depuis de très longues années, Annie Thébaud-Mony, Sociologue, Chercheur honoraire à l’INSERM, s’est fortement impliquée en Santé au travail, tenant souvent un discours jugé dérangeant par les tenants de l’ordre établi. Cette implication et l’expertise indiscutable qui la sous-tend donnent une signification et un poids incomparables à sa décision de refuser la Légion d’Honneur que lui avait décernée Cécile Duflot.

Dans un courrier adressé à cette dernière, rendu public hier, Annie Thébaud-Mony, spécialiste des cancers professionnels, a refusé cette distinction pour dénoncer l’« indifférence » qui touche la Santé au travail et l’impunité des « crimes industriels ». Elle a également demandé à la Ministre d’agir pour « la remise en cause de l’impunité qui, jusqu’à ce jour, protège les responsables de crimes industriels ». Elle qui lutte depuis toujours pour la santé des personnes en lien avec le travail et l’environnement, regrette enfin que la situation économique occulte la dégradation des conditions de travail et dénonce « l’accumulation des impasses environnementales, en matière d’amiante, de pesticides, de déchets nucléaires et chimiques ».

Alors que les critiques des Professionnels de la Santé au travail à l’égard de la réforme en cours ne cessent de se multiplier, le point de vue d’Annie Thébaud-Mony, émanant d’une personnalité indépendante, n’appartenant pas au « petit monde des Services de Santé au travail », et qui ne peut de ce fait être accusée de « corporatisme », est essentiel.

Il l’est d’autant plus qu’elle ne peut non plus être suspectée de mener un combat « politique » contre la nouvelle majorité issue des urnes, assurément beaucoup plus proche de ses convictions que l’ancienne.

Même si les propos d’Annie Thébaud-Mony visent la Santé au travail et la Prévention des risques professionnels envisagées de façon très générale, et non le « système de Santé au travail » dont les Services de Santé au travail sont les principaux acteurs, je me sens aujourd’hui moins seul dans ma dénonciation des insuffisances de la loi du 20 juillet 2011 et des décrets d’application, qui illustrent parfaitement cette « terrible indifférence » dans laquelle est tenue la Santé au travail.

Peut-on espérer qu’enfin, prenant en compte la portée symbolique de la décision d’Annie Thébaud-Mony et la médiatisation qu’elle devrait susciter, les Pouvoirs Publics aient le courage de revoir une « copie » à laquelle leurs représentants à l’Assemblée Nationale et au Sénat avaient attribué, il y a un peu plus d’un an, un « zéro pointé », assurant publiquement à plusieurs reprises que, s’ils parvenaient au pouvoir, ils reviendraient sur un texte adopté « vite fait mal fait« , comme je l’avais écrit alors.

Il suffirait, dans un premier temps, que Lionel de Taillac, Conseiller « inspection du travail, santé, sécurité et qualité de vie au travail » dans le Cabinet de Michel Sapin, procède à « une étude approfondie » du dossier, comme ce dernier s’y est engagé dans sa réponse à Alain Bocquet, mise en ligne récemment sur notre site avec le Communiqué n° 25 du Groupement SLMT

Gabriel Paillereau

Copyright epHYGIE août 2012

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On trouvera ci-dessous le texte du courrier d’Annie Thébaut-Mony à Cécile Duflot :

Madame la Ministre,

Madame Cécile Duflot, Ministre de l’Egalité, des Territoires et du Logement,

Par votre courrier du 20 juillet 2012, vous m’informez personnellement de ma nomination au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur et m’indiquez que vous êtes à l’origine de celle-ci. J’y suis très sensible et je tiens à vous remercier d’avoir jugé mon activité professionnelle et mes engagements citoyens dignes d’une reconnaissance nationale. Cependant – tout en étant consciente du sens que revêt ce choix de votre part – je ne peux accepter de recevoir cette distinction et je vais dans ce courrier m’en expliquer auprès de vous.

Concernant mon activité professionnelle, j’ai mené pendant trente ans des recherches en santé publique, sur la santé des travailleurs et sur les inégalités sociales en matière de santé, notamment dans le domaine du cancer. La reconnaissance institutionnelle que je pouvais attendre concernait non seulement mon évolution de carrière mais aussi le recrutement de jeunes chercheurs dans le domaine dans lequel j’ai travaillé, tant il est urgent de développer ces recherches.

En ce qui me concerne, ma carrière a été bloquée pendant les dix dernières années de ma vie professionnelle. Je n’ai jamais été admise au grade de directeur de recherche de 1e classe. Plus grave encore, plusieurs jeunes et brillant.e.s chercheur.e.s, qui travaillaient avec moi, se sont vu.e.s fermer les portes des institutions, par manque de soutien de mes directeurs d’unité, et vivent encore à ce jour – malgré la qualité de leurs travaux – dans des situations de précarité scientifique.

Quant au programme de recherche que nous avons construit depuis plus de dix ans en Seine Saint Denis sur les cancers professionnels Giscop, bien que reconnu au niveau national et international pour la qualité scientifique des travaux menés, il demeure lui-même fragile, même s’il a bénéficié de certains soutiens institutionnels. J’en ai été, toutes ces années, la seule chercheure statutaire. Pour assurer la continuité du programme et tenter, autant que faire se peut, de stabiliser l’emploi des jeunes chercheurs collaborant à celui-ci, il m’a fallu en permanence rechercher des financements – ce que j’appelle la « mendicité scientifique » – tout en résistant à toute forme de conflits d’intérêts pour mener une recherche publique sur fonds publics.

Enfin, la recherche en santé publique étant une recherche pour l’action, j’ai mené mon activité dans l’espoir de voir les résultats de nos programmes de recherche pris en compte pour une transformation des conditions de travail et l’adoption de stratégies de prévention. Au terme de trente ans d’activité, il me faut constater que les conditions de travail ne cessent de se dégrader, que la prise de conscience du désastre sanitaire de l’amiante n’a pas conduit à une stratégie de lutte contre l’épidémie des cancers professionnels et environnementaux, que la sous-traitance des risques fait supporter par les plus démunis des travailleurs, salariés ou non, dans l’industrie, l’agriculture, les services et la fonction publique, un cumul de risques physiques, organisationnels et psychologiques, dans une terrible indifférence. Il est de la responsabilité des chercheurs en santé publique d’alerter, ce que j’ai tenté de faire par mon travail scientifique mais aussi dans des réseaux d’action citoyenne pour la défense des droits fondamentaux à la vie, à la santé, à la dignité.

Parce que mes engagements s’inscrivent dans une dynamique collective, je ne peux accepter une reconnaissance qui me concerne personnellement, même si j’ai conscience que votre choix, à travers ma personne, témoigne de l’importance que vous accordez aux mobilisations collectives dans lesquelles je m’inscris. J’ai participé depuis trente ans à différents réseaux en lutte contre les atteintes à la santé dues aux risques industriels. Ces réseaux sont constitués de militants, qu’ils soient chercheurs, ouvriers, agriculteurs, journalistes, avocats, médecins ou autres… Chacun d’entre nous mérite reconnaissance pour le travail accompli dans la défense de l’intérêt général.

Ainsi du collectif des associations qui se bat depuis 15 ans à Aulnay-sous-bois pour une déconstruction – conforme aux règles de prévention – d’une usine de broyage d’amiante qui a contaminé le voisinage, tué d’anciens écoliers de l’école mitoyenne du site, des travailleurs et des riverains. Ainsi des syndicalistes qui – à France Télécom, Peugeot ou Renault – se battent pour la reconnaissance des cancers professionnels ou des suicides liés au travail. Ainsi des ex-ouvrières d’Amisol – les premières à avoir dénoncé l’amiante dans les usines françaises dans les années 70 – qui continuent à lutter pour le droit au suivi post-professionnel des travailleurs victimes d’exposition aux cancérogènes. Ainsi des travailleurs victimes de la chimie, des sous-traitants intervenant dans les centrales nucléaires, des saisonniers agricoles ou des familles victimes du saturnisme…

Tous et chacun, nous donnons de notre temps, de notre intelligence et de notre expérience pour faire émerger le continent invisible de ce qui fut désigné jadis comme les « dégâts du progrès », en France et au delà des frontières du monde occidental.

La reconnaissance que nous attendons, nous aimerions, Madame la ministre, nous en entretenir avec vous. Nous voulons être pris au sérieux lorsque nous donnons à voir cette dégradation des conditions de travail dont je parlais plus haut, le drame des accidents du travail et maladies professionnelles, mais aussi l’accumulation des impasses environnementales, en matière d’amiante, de pesticides, de déchets nucléaires et chimiques… Cessons les vraies fausses controverses sur les faibles doses. Des politiques publiques doivent devenir le rempart à la mise en danger délibérée d’autrui, y compris en matière pénale. Vous avez récemment exprimé, à la tribune de l’Assemblée nationale, votre souhait d’écrire des lois « plus justes, plus efficaces, plus pérennes ». En qualité de Ministre chargée de l’Egalité des territoires et du logement, vous avez un pouvoir effectif non seulement pour augmenter le nombre des logements mais légiférer pour des logement sains, en participant à la remise en cause de l’impunité qui jusqu’à ce jour protège les responsables de crimes industriels.

En mémoire d’Henri Pézerat qui fut pionnier dans les actions citoyennes dans lesquelles je suis engagée aujourd’hui et au nom de l’association qui porte son nom, la reconnaissance que j’appelle de mes vœux serait de voir la justice française condamner les crimes industriels à la mesure de leurs conséquences, pour qu’enfin la prévention devienne réalité.

Pour toutes ces raisons, Madame la ministre, je tiens à vous renouveler mes remerciements, mais je vous demande d’accepter mon refus d’être décorée de la légion d’honneur. Avec l’association que je préside, je me tiens à votre disposition pour vous informer de nos activités et des problèmes sur lesquels nous souhaiterions vous solliciter.

Je vous prie d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de ma reconnaissance et de mes respectueuses salutations.

Annie Thébaud-Mony – 6 août 2012

Annie Thébaud-Mony est Sociologue, Directrice de recherches honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), spécialiste des questions de Santé au travail. Elle dirige le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers professionnels (GISCOP 9) à l’université Paris-XIII. Elle est par ailleurs porte-parole de Ban Asbestos, réseau d’associations qui luttent au niveau international contre l’utilisation de l’amiante.

 

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