Après le vote sans opposition au Sénat de la proposition de loi réformant l’organisation de la médecine du travail, le texte sera proposé prochainement à l’Assemblée Nationale. Compte tenu de l’acharnement du Medef, du gouvernement et des députés de la majorité à faire voter ce texte conçu par et pour le Medef, il y a peu de suspense concernant son adoption. La question est maintenant de savoir si comme les sénateurs, les députés de l’opposition vont s’abstenir de sanctionner ce texte au motif que l’instauration d’un paritarisme de façade apporterait des garanties aux professionnels et aux salariés. Une telle abstention de leur part serait très préjudiciable à leur crédibilité politique. En effet, personne n’est naïf au point de croire que ce texte n’organise pas la démolition de notre système de prévention médicale des risques professionnels.
Les auteurs du texte prétendent sauvegarder la médecine du travail comme discipline d’exercice. Mais ils cachent soigneusement les réalités. Quelles sont-elles ?
Alors que, dans les quelques années à venir, près de 2 000 médecins du travail vont prendre leur retraite, le ministère a fixé le nombre d’internes à former (JO 20/7/2010) pour la médecine du travail à 626 DES de 2010 à 2014. L’observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS) évalue dans son rapport annuel 2010-2011 le taux de renouvellement des internes en médecine pour la période 2010-2014. A cet effet, il en calcule le taux moyen (nombre d’internes en formation / effectifs de médecins âgés de 55 ans et plus). Pour les spécialités médicales, ce taux est en moyenne de 51,6 %. Pour la médecine du travail, il est de 28 %, contre 108 % pour la santé publique. Dans la même période, la discipline perdra un grand nombre des enseignants de la spécialité : 13 professeurs, soit 44 % de l’effectif, et 15 % des maîtres de conférence ; les consultations de pathologie professionnelle, que ceux-ci dirigent le plus souvent, vont être décapitées. La réponse du gouvernement consiste à prévoir de remplacer les médecins du travail par des infirmières ou des médecins généralistes. Plusieurs programmes de formation d’infirmiers en santé au travail sont prévus. Le recrutement débute déjà. A Paris, pour 2011, les frais d’inscription sont fixés à 3150 €. L’objectif est de « promouvoir un milieu de travail sûr et sain et de préserver la santé des travailleurs ». Les promoteurs de ces formations et de « ce nouveau métier », nous expliqueront, peut-être, ce qu’est « un milieu de travail sûr et sain ». Il est également prévu « que le suivi médical des salariés du particulier employeur et des mannequins mineurs soit effectué par des médecins non spécialisés en médecine du travail », ce qui équivaut à priver ces salariés de la surveillance médico-professionnelle instituée pour tous les travailleurs par la loi Croizat de 1946. La pérennité de la spécialité (DES) de Médecine du Travail est menacée. Les DESc, diplômes d’université ou interuniversitaires (DU, DIU) envisagés par le Collège des enseignants hospitalo-universitaires de Médecine du Travail, destinés à faciliter les reconversions de praticiens vers la Médecine du Travail ne suffiront pas à sauver la spécialité. Ces formations par alternance peuvent aider, mais ne sont que des palliatifs qui, en aucune façon, ne peuvent se substituer à la formation initiale de spécialistes. Le « numerus clausus » organise l’agonie de la spécialité « Médecine du Travail ». C’est le verrou du « numerus clausus » que les députés devraient s’évertuer à faire sauter, s’ils souhaitent que perdurent l’existence de la Médecine du Travail, la connaissance des maladies imputables aux conditions de travail, et donc leur prévention effective.
Actuellement, chaque médecin du travail a en charge un secteur d’activité spécifique correspondant à des entreprises déterminées et un nombre de salariés précis. C’est le médecin, et lui seul, qui, dans ce secteur bien défini, est habilité à déterminer la prévention médicale des risques professionnels en fonction de la nature des risques, dans le respect de la déontologie médicale, du code du travail et des obligations réglementaires. Les employeurs sont tenus de lui fournir les moyens et le financement de son exercice. Mais les médecins du travail, du fait de la pénurie organisée par le CNPF (puis le MEDEF) et les gouvernements qui se sont succédé depuis la fin des années « 1980 », sont trop peu nombreux pour assurer l’ensemble des activités prescrites par le législateur. Il s’agit par exemple de vérifier si les salariés encourent, en raison de leurs conditions de travail, des risques particuliers pour leur santé, notamment à l’embauche, ou après une maladie ou un accident. Ces carences placent la quasi-totalité des Services Interentreprises de Santé au Travail dans une situation d’illégalité. Le CISME et le MEDEF ont qualifié les manquements liés à ces carences de « formalités impossibles ». Il aurait suffi pour inverser cette démographie destructrice que ces services participent au financement de la formation des spécialistes (DES), ce qui était et reste parfaitement possible. Au lieu de cela, ils soutiennent le projet de loi, qui reprend les revendications du MEDEF dont l’objectif est de supprimer ces obligations. Ainsi, le vote de ce texte interviendra comme une amnistie des infractions imputables aux dirigeants des SIST, remettant tous les compteurs à zéro.
La proposition de loi remplace ce qui relève encore d’obligations réglementaires s’imposant aux employeurs, par des « priorités des services » (Art L 4622-10) « précisées …, en fonction des réalités locales, dans le cadre d’un contrat d’objectifs et de moyens ». Cette disposition met fin au principe d’égalité de traitement des salariés en matière de prévention des risques professionnels. Elle va permettre aux employeurs de réduire au minimum les prestations de réelle prévention et donc leur coût, et de réorienter les fonctions des Services Interentreprises de Santé au Travail (SIST) vers les actions qui les intéressent. C’est pour cette raison que la proposition de loi élaborée par le Medef se refuse à prévoir une réelle multidisciplinarité constituée d’une véritable équipe médico-technique indépendante, dotée de réel pouvoir d’investigation dans l’entreprise. Ce que le Medef crée, avec cette proposition de loi, ce sont des fonctions isolées exercées par des salariés recrutés par les dirigeants des SIST, sans lien réel avec les médecins, ni garantie de formation ou d’indépendance, que les employeurs pourront utiliser comme bon leur semble, à leur demande, afin d’effectuer les quelques validations des conditions de travail qui leur sont imposées par la réglementation européenne (nouvel article L.4644-1).
Jusqu’à présent, l’action des médecins du travail ayant pour objet exclusif d’ « éviter l’altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail », s’exerçait au bénéfice de la santé des salariés. La proposition de loi du Medef transfère cette mission aux employeurs (les SIST étant des associations d’employeurs), et l’élargit pour en faire un outil au service exclusif de l’intérêt des employeurs en vue de protéger leurs investissements. Il s’agit, désormais, de «prévenir la consommation d’alcool et de drogues [..] contribuer au maintien dans l’emploi », mais aussi, grâce à une définition de l’inaptitude rédigée par le Medef, d’assurer le contrôle de l’absentéisme, la sélection à l’embauche et les facilités de licenciement pour cause de santé. Ces tâches sont aujourd’hui l’apanage des employeurs. Elles ne peuvent être dévolues aux médecins du travail, car elles sont absolument contraires à toutes les règles déontologiques régissant l’exercice médical en général et médical préventif en particulier (interdiction du cumul d’exercice de la médecine de prévention avec des tâches de contrôle médical). Dès l’adoption de la loi, ces missions définies par le nouvel article L.4622-2, seront celles des Services de Santé au Travail (donc des employeurs), et les médecins devront (ou plutôt « devraient », car ils désobéiront aux instructions contraires à leur déontologie) les appliquer, en qualité d’exécutants, sous l’autorité des employeurs dans les services autonomes ou des directeurs de service dans les Services Interentreprises de Santé au Travail (SIST).
Que certains, comme les rédacteurs de la lettre commune CGT- CFDT, adressée aux commissions des affaires sociales des deux chambres, considèrent comme un progrès que, par alternance, cette triste besogne soit réalisée sous la direction d’un président de Conseil d’Administration issu du collège des salariés, relève d’une grave erreur d’appréciation. Cette cogestion, instituée par la proposition de loi, adoptée en première lecture par les sénateurs, ne confèrerait aux présidents des services (éventuellement issus du collège salarié du CA) que le pouvoir d’appliquer les orientations décidées par l’assemblée générale des employeurs adhérents du SIST, dans le cadre des moyens déterminés par les statuts de leur Association.
La réintroduction, dans la proposition de loi, d’un contrôle social par une instance où les représentants des salariés des entreprises adhérentes sont significativement majoritaires (Comité Interentreprises ou Commission de Contrôle) est fondamentale quelle que soit la composition du Conseil d’Administration. Mais cette disposition sans moyens n’est qu’illusion. L’essentiel, c’est que ces représentants aient, comme l’avait prévu A. Croizat, les moyens de leur mandat, comme les élus des Comités d’Entreprise. C’est ce contrôle effectif qui est indispensable, car c’est la seule garantie pour que le SIST fonctionne au bénéfice de la santé des salariés et non pour les intérêts des employeurs. Lui seul permet également l’indépendance des médecins du travail et de l’ensemble des Intervenants en Prévention des Risques Professionnels, y compris dans les SIST à gouvernance paritaire.
Le texte de la proposition de loi sur la réforme de la médecine du travail, qui sera bientôt présenté aux députés pour un vote, détruit la discipline médicale créée par Ambroise Croizat en 1946. Il supprime de fait la seule spécialité médicale préventive qui permet que, dans les entreprises, un professionnel, un clinicien, puisse faire la synthèse des effets des conditions de travail sur la santé. Cette démédicalisation de la prévention des atteintes à la santé du fait du travail est une condition nécessaire pour le Medef, qui envisage de récupérer ce qui restera de la médecine du travail, pour en faire un moyen de contrôle de la santé des salariés au seul profit des employeurs. Il n’y a rien de bon, pour personne, dans cette loi. Les députés, conscients qu’un bien commun comme la médecine du travail n’appartient à aucun clan, même majoritaire, ont le devoir de s’opposer au vote de cette proposition de loi et au transfert des missions confiées aux médecins par la loi du 11 octobre 1946, à ceux qui sont responsables des risques professionnels et des atteintes à la santé du fait du travail, les employeurs.
Le 27 Mars 2011.
Groupement National « SAUVONS LA MEDECINE DU TRAVAIL ».