La France, future championne du Bien-être au travail ? Vraiment ?

J’avais cessé de participer aux Rencontres parlementaires sur la Santé au travail depuis plusieurs années en raison notamment de l’inanité croissante de leur contenu.

Toujours les mêmes invités, toujours les mêmes discours, toujours le même éloignement par rapport à la vie réelle, toujours la même ignorance, la même suffisance et les mêmes certitudes chez les responsables politiques pilotant l’exercice.

Toujours le même type de sponsors aussi, donnant de la Santé au travail l’image d’un marché à conquérir plutôt que celle d’une activité propre à protéger la santé des travailleurs dans le respect de l’exergue de la loi de 1946 : « éviter toute altération de la Santé des travailleurs du fait de leur travail ».

Il y avait bien des invités de qualité, professionnels désintéressés, capables de tenir un discours différent, à l’opposé de celui, politiquement correct et lénifiant, de la plupart des participants aux diverses tables rondes, mais leurs propos ne suffisaient plus à enrichir et à animer de pseudo-débats, simple succession en vérité de monologues généralement insipides destinés à vanter les mérites des différentes structures participant au financement de la manifestation.

Il faut avouer également que la répétition et l’inconsistance des réformes engagées, leur inadaptation aux besoins des Entreprises et à la réalité des besoins de Santé au travail des Salariés, n’incitaient guère les Professionnels à gaspiller une partie de leur temps pour participer à un événement qui ne leur apporterait que peu d’éléments utiles, en termes de réflexion ou d’action, à l’amélioration de leur pratique quotidienne.

Impasse donc, pour les raisons qui précèdent, sur les éditions 2015 et 2016, impasse aussi sur l’édition 2017, pour raison professionnelle et pour cause d’éloignement géographique cette fois, en raison des responsabilités acceptées à la Direction Générale du plus important des Services de Santé au travail d’Outremer, fort utiles pour analyser la vie réelle d’un Service de Santé au travail confronté à la dure réalité de l’application sur le terrain de dispositions légales et réglementaires décidées le plus souvent par des personnes formées et travaillant « hors sol ».

Il était temps pour moi, après quatre années d’absence, fort de cette dernière expérience et soucieux de jouer pleinement mon rôle au sein de la Commission n° 5 du COCT, à laquelle – n’en déplaise à certains – j’appartiens depuis le mois d’août 2017, de retrouver le cadre familier de la Maison de la Chimie, pour vérifier si les vertus du monde « nouveau », dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles à longueur de journée depuis des mois, avaient atteint les rives de la Santé au travail.

C’était d’autant plus nécessaire à mes yeux que, pour la première fois, la co-présidence de l’événement était confiée à une Députée appartenant à la nouvelle majorité, en charge de surcroît d’un Rapport sur l’évaluation de la Santé au travail, à la demande conjointe de Mesdames Pénicaud et Buzyn, respectivement Ministre du Travail et Ministre de la Santé.

J’ajouterai que l’« accroche » de la Journée, « Faire de la France la championne du Bien-être au travail ! » valait bien l’effort d’un déplacement du soleil de la Méditerranée jusqu’aux froideurs parisiennes. Véritable ambition ou simple formule de Com ? J’avais bien une petite idée, nourrie de ce que je sais être la Santé au travail sur le terrain, mais je me devais de la vérifier sur place. Pour ne pas être taxé de parti pris…

Ouverture appliquée des Rencontres par Charlotte Lecocq, qui reprend une à une les problématiques actuelles de la Santé au travail, telles qu’elles sont exprimées dans la lettre d’Edouard Philippe, Premier Ministre, cadrant la mission que lui ont confiée Muriel Pénicaud et Agnès Buzyn.

Rien de nouveau, et encore moins de révolutionnaire dans cet inventaire mais un aperçu pragmatique de la situation actuelle.

Rien de nouveau et encore moins de révolutionnaire non plus dans le déroulement du programme et les interventions des invités, généralement convenues, et, sauf exception, ne méritant aucun commentaire particulier tant leur contenu m’est apparu prévisible.

Je m’en tiendrai donc, contrairement à mon habitude, à des impressions d’ensemble, à des considérations générales.

Premier constat :

Salle archi-comble pour cette journée, mais quel en est le public ?

A première vue, très peu de responsables des Services de Santé au travail et de Médecins du travail, IPRP et Infirmiers de Santé au travail sont présents. A l’inverse, les travées semblent regorger de représentants de Services RH, attentifs et silencieux.

Le silence est d’ailleurs ce qui frappe le plus dans cette assistance d’élèves studieux, apparemment incapables de s’enflammer.

La réalité vient confirmer cette impression : pratiquement aucune question ne viendra troubler le calme ambiant, d’autant que certains intervenants, manifestement très attachés à leur micro, ont largement dépassé leur temps de parole.

Les rares personnes osant poser des questions, parmi lesquelles plusieurs « spécialistes » de l’exercice, pour moi qui les côtoie depuis plus de 20 ans, se feront d’ailleurs (gentiment) rabrouer par Patrick Ducardonnet, Maître de cérémonie de la matinée de travaux, pour avoir abusé de leur temps de parole et/ou fait une simple déclaration sans poser la moindre question…

Rien de nouveau sous le soleil par conséquent à ce premier niveau…

Deuxième constat :

C’est bien de Santé au travail dont il est question. Ce qui signifie, en théorie tout du moins, que les premiers concernés sont les acteurs de l’Entreprise, Employeurs et Salariés. Qui devraient en conséquence être nombreux, à travers leurs Organisations représentatives, aussi bien à la tribune que dans les travées de l’amphithéâtre qui lui fait face…

Rien de tel en réalité : on ne trouve en effet, à l’exception de François Roux, Délégué Général de Prism’Emploi, venu faire part des revendications de sa branche professionnelle, aucun représentant du monde patronal. Aucun représentant non plus des Organisations représentatives de salariés.

L’impact de la loi « Dialogue social » pour la Santé au travail, pour reprendre le titre de la session 1, sera donc traitée en l’absence de ceux qui sont censés être a priori les plus aptes à faire remonter la réalité du terrain et à poser les bonnes questions, en raison précisément de leur représentativité.

Même constat pour la session 2, « Nouvelles formes de travail et Santé au travail ».

D’où cette interrogation : absence (ou oubli) d’invitation des Organisateurs ou refus de participer de leur part ? Une chose est sûre : leur absence à la tribune est préjudiciable à l’équilibre des échanges.

D’autant que la composition du public lui-même n’apparaît pas de nature à corriger cette carence manifeste.

Ce qui conduit naturellement à un troisième constat :

Exception faite de François Roux, déjà cité, de Paul Frimat, désormais Professeur émérite de Médecine et Santé au travail, chargé d’une Mission sur les agents chimiques dangereux, et d’Hervé Lanouzière, désormais membre de l’IGAS, tous les deux vieux briscards de la Santé au travail et « poids lourds » de ces Rencontres, auxquelles ils apportent leur contribution sans discontinuer depuis leur création, en 2011, on trouve essentiellement à la tribune des représentants des Organismes finançant la manifestation : Assureurs comme le Groupe AESIO (« groupe leader en assurances de personnes, qui unit les mutuelles Adrea, Apréva et Eovi Mcd avec une envie mutuelle de mieux (vous) protéger »), le groupe VYV (qui se dit « LE groupe de protection sociale, mutualiste et solidaire ») ou SIACI Saint-Honoré (« 4ème Groupe en France de courtage, conseil, gestion et formation en assurances – source : L’Argus de l’Assurance n° 7474 »), Laboratoire pharmaceutique comme PFIZER, ou Société de Conseil comme AYMING-HR Performance ( « Groupe international en Business Performance Consulting, dont la « conviction » est d’« accroître la performance globale » à travers une « offre commerciale sur-mesure : les Performance Value Programs », « une culture : « l’Open Performance », et « une ambition : être (votre) Business Partner »)… Une seule exception apparente à ce profil uniformisé, le groupe Optic 2000 (« Une nouvelle vision de la vie »), représenté dans la seconde session par son PDG, Didier Papaz…

Les autres intervenants présents représentent quant à eux les incontournables Organismes institutionnels, INRS, ANACT, CNAMTS en la personne de leur Directeur ou de leur Directrice, respectivement Stéphane Pimbert, Richard Abadie et Marine Jeantet, et le CNAM, en la personne de Katia Kostulski, Directrice du Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD). On note également la présence de David Mahé, Président de Stimulus, « Cabinet de conseil de référence en matière de bien-être et santé au travail » dont « la vocation est de développer la santé psychologique dans l’entreprise, renforcer l’engagement et le plaisir au travail, améliorer la performance économique et sociale de nos clients et mobiliser tous les acteurs de l’entreprise autour des projets de santé et de qualité de vie au travail »

Si tous les Organismes partenaires sont indiscutablement des Organismes référents et leurs représentants des Professionnels de haut niveau, force est de constater qu’aucun d’entre eux n’appartient au monde de la Santé au travail tel qu’on le connaît depuis la loi du 11 octobre 1946 et encore moins à celui des innombrables TPE et PME qui constituent pourtant le cadre de travail quotidien de la plupart des salariés français…

D’où un quatrième et dernier constat :

La Médecine du travail, devenue Santé au travail en 2002, est confiée depuis plus de 70 ans aux Services de Santé au travail (parmi lesquels les Services interentreprises, qui, à eux seuls, assurent le suivi de près de 95 % des salariés du secteur privé !), et, à travers les récentes lois et les déclarations des Ministres qui se sont succédé depuis le début des années 2000, il a toujours été affirmé que leur rôle était primordial dans la Prévention des risques professionnels et la Construction de la Santé au travail. Or, aucun des Professionnels qui les dirigent ou qu’ils emploient n’a été appelé à s’exprimer sur un domaine dont ils sont pourtant, de par les dispositions légales et réglementaires en vigueur, les acteurs privilégiés et même souvent exclusifs…

Faut-il y voir une méconnaissance du cadre existant, ce qui paraît assez improbable, ou tout simplement la préfiguration du système à venir, dégagé des contraintes du monde « ancien », dont le Rapport confié à Madame Lecocq, qui viendrait compléter les signes avant-coureurs du Rapport Issindou et leur traduction dans la loi Rebsamen, la loi El Khomri et les Ordonnances Macron, pourrait être la justification ultime, dans une approche « globale » de la Santé associant étroitement Ministère du travail et Ministère de la Santé ?

Dans un souci d’efficacité, bien évidemment. Et, tout aussi évidemment, dans le cadre d’une vision « libérale » des relations Travail/Santé, nécessairement plus « moderne » (d’où probablement le recours systématique à des termes anglo-saxons ; il vaut mieux connaître le « globish » pour travailler en Santé au travail), plus « ouverte » (merci à la mondialisation !) et plus « efficace » (ce qui justifie probablement l’abus, entre autres, du terme « opérationnel »), privilégiant une approche « collective » au détriment de l’approche « individuelle », qui caractérise, depuis 1946, le système français de Médecine du travail, comme l’a rappelé fort justement Paul Frimat dans son exposé liminaire.

A vrai dire, une telle évolution ne serait pas du tout une surprise, tant elle apparaît en filigrane des discours récurrents de nombreux responsables politiques, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, pour qui l’Economique doit toujours primer, dans un cadre débarrassé des exigences inutiles du monde « ancien »…

En filigrane aussi des propos des intervenants, de toute évidence presque tous (très) favorables à une telle ouverture, à l’instar de la plupart des Députés présents, porteurs de la « parole présidentielle », et de tous les représentants des sponsors de la Journée, porteurs, eux, des intérêts de leurs Entreprises respectives…

On a bien entendu quelques réserves, dans la bouche notamment du Professeur Frimat, mais qui en a bien saisi la signification et la portée ? Et les ai-je bien saisies moi-même ?

On a bien entendu également le discours du Député Jean-Rémy Bur, en clôture de la Journée, qui se voulait résolument rassembleur et optimiste, hommage appuyé (et on ne peut plus tardif !) aux Services de Santé au travail, mais, exception faite d’une poignée de « fans » assis deux rangs devant moi, je n’ai pas eu le sentiment que beaucoup de participants en aient compris et en partagent la teneur, en dépit (ou peut-être même en raison ?) de l’emphase dont il a fait preuve, conférant malencontreusement à ses propos le caractère d’un discours électoral en forme d’épitaphe…

Je m’en tiendrai, en guise de conclusion, non sans avoir adressé une mention spéciale à Laurence Devillers, Cédric Villani et Stéphane Pimbert pour la qualité de leurs interventions sur « Les impacts de l’intelligence artificielle sur le travail », au renvoi à divers articles très explicites publiés sur le site d’epHYGIE depuis 2011 (voir liens ci-dessous) et à la citation d’un court extrait de la lettre de motivation de Jean-Charles Simon, candidat à la succession de Pierre Gattaz :

« Les systèmes paritaires sont aussi les champions de l’inefficience, comme l’illustrent une assurance chômage bourrée d’effets pervers, des caisses de retraite complémentaire à la gestion plus coûteuse que le régime général, la gestion d’une partie des fonds de la formation professionnelle par les Opca, un rôle anachronique dans le logement social, des services de santé au travail chers et peu utiles… »

CQFD, comme on dit !

Et à bon entendeur salut !

Un grand merci en tout cas aux Organisateurs, d’abord pour leur invitation, ensuite pour la qualité de leur organisation, enfin pour leur contribution à l’éclairage « caravagesque » de l’avenir de notre Institution, c’est-à-dire (mais j’aimerais me tromper…) des sombres menaces qui pèsent sur elle, aux antipodes de l’ambition affichée de faire de la France la championne du Bien-être au travail.

Gabriel Paillereau

Copyright epHYGIE février 2018
Photo GP
Tous droits réservés

Lettre de Mission d’Edouard Philippe à Charlotte Lecocq

Lettre de mission Pénicaud Buzyn

On trouvera ci-dessous les programmes des précédentes Rencontres parlementaires ainsi que les comptes rendus que nous leur avons consacrés sur notre site :

Comptes rendus

Rencontres parlementaires sur la Santé au travail (1) : une réforme à l’avenir incertain ?

Le Bien-être au travail, un défi dans la crise : analyse et commentaires des 3èmes Rencontres parlementaires sur la Santé au travail (GP-1/3)

Le Bien-être au travail, un défi dans la crise : analyse et commentaires des 3èmes Rencontres parlementaires sur la Santé au travail (GP-2/3)

Le Bien-être au travail, un défi dans la crise : analyse et commentaires des 3èmes Rencontres parlementaires sur la Santé au travail (GP-3/3)

Santé au travail : Michel Sapin aux 4èmes Rencontres Parlementaires sur la Santé et le Bien-être au travail

Programmes

Programme 1ères Rencontres parlementaires

Programme 3èmes Rencontres parlementaires

Programme 5èmes Journées parlementaires

Programme 6èmes Rencontres parlementaires

Programme 7èmes Rencontres parlementaires

Programme 8èmes Rencontres parlementaires

A lire également :

Santé au travail : le jeu de piste décrypté

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *