Nous avons déjà publié sur notre site divers textes du Professeur Alain Dômont (NDLR : les liens permettant d’y accéder sont reproduits à la fin de cet article), incontestablement l’un des meilleurs spécialistes de la Médecine de Prévention dans les fonctions publiques.
Compte tenu sa parfaite connaissance du sujet, sa contribution aux travaux de la Mission Issindou, dont nous achevons aujourd’hui la publication (conclusion et résumé), est d’un intérêt majeur pour mieux comprendre, grâce à la comparaison entre Médecine du travail et Médecine de Prévention, différentes notions aujourd’hui très discutées.
Contribution aux réactions relatives à la loi du 17 août 2015 modifiant certains articles du Code du travail (troisième partie), Professeur Alain Dômont
NB : Les notes (numérotées de 1 à 3) annoncées dans le texte sont regroupées en fin d’article.
En conclusion
L’ergonomie de conception devrait être l’inspiratrice de l’organisation du travail, comme l’hygiène industrielle l’a été, et l’est encore, pour l’environnement professionnel. Dans les faits, on peut regretter que l’ergonomie soit contingentée à n’intervenir que secondairement, au décours du constat médical des effets pathogènes du travail. L’exemple de la prévention des risques psychosociaux est sur ce point édifiant.
L’intérêt d’une appréhension plus ergonomique de la santé au travail est évident. Si ceci était mieux compris, les médecins de prévention, comme les médecins du travail, pourraient être mieux opérants, en incitant les entreprises à recourir aux services extérieurs d’ergonomes pour approfondir ce qu’ils sont le plus souvent dans l’incapacité de faire.
Soixante-dix ans d’errance sanitaire en médecine du travail laissent des traces. Réglementation après réglementation, les médecins restent encore trop souvent contingentés dans un rôle quasi exclusivement clinique.
L’organisation du travail, qui est garante de la santé des travailleurs, ne relève pas d’eux. Les médecins ne sont d’ailleurs pas formés pour ça. Même s’ils ont, depuis quelques années, plus de temps pour développer leur mission en milieu de travail, ils restent malgré tout noyés par le systématisme des visites médicales. La généralisation réglementaire du contrôle de l’aptitude médicale, imposée en 1979, explique aussi en grande partie les limites de l’impact sanitaire « environnemental » de la médecine du travail. Il faudrait repenser, comme nous le proposions il y a plus de vingt ans, la place des médecins dans la santé « environnementale » au travail, et examiner l’efficience sanitaire du contrôle de l’aptitude médicale au poste, tel qu’on le connaît dans le secteur privé. Le bilan de la prévention médicale de la pathologie induite par l’amiante pourrait utilement introduire une telle réflexion.
Outre la réforme de l’aptitude, il conviendrait donc de réfléchir aux possibilités de recentrage de l’activité médicale, là où l’expertise médicale est incontournable. Il en est ainsi des problématiques d’accompagnement des personnes en difficulté pour raisons de santé.
Tous les épidémiologistes s’accordent pour reconnaître l’inefficacité sanitaire d’un contrôle médical systématique pour gérer la promotion de la santé en milieu de travail, tout en rappelant que la santé dans l’entreprise, c’est la santé de l’entreprise. Il faut donc que des solutions nouvelles soient apportées à ces anciennes questions.
Ce n’est donc pas seulement sur l’aptitude médicale qu’il faut se pencher. Tout le monde aura compris que l’enjeu est plus large. Il faut aujourd’hui trouver des pistes de progrès en matière de santé au travail, pour qu’aucun médecin du travail ne puisse plus valider « de facto » par un avis d’aptitude médicale systématique, des tâches et des situations de travail susceptibles d’être délétères pour leur santé.
Ce n’est donc pas une énième réforme qu’il s’agit de mener, mais une véritable refondation de la médecine du travail dont il devrait s’agir. Ce faisant, il faudra veiller à ce que cette évolution vers la santé au travail telle que l’Europe la souhaite n’aboutisse pas à la dissolution de la médecine du travail dans le « management des ressources humaines ».
La place de la médecine dans la santé au travail doit être préservée, sans que l’une soit confondue avec l’autre. Toute cette réflexion devra se faire bien sûr à l’aune de ce que la directive santé travail prescrit.
Professeur Alain Dômont
Université Paris Descartes
Décembre 2014
En résumé
En France, depuis 1947, l’avis médical sur le travail est resté dans l’ombre du contrôle médical de l’aptitude des travailleurs, jusqu’à la mise en place, en 1982, de la médecine de prévention dans la fonction publique de l’Etat.
L’avis des médecins de prévention en charge des surveillances de santé des agents porte en effet sur la recherche de la compatibilité conditions de travail-états de santé. Le contrôle de l’aptitude médicale relève d’autres médecins, généralistes ou spécialistes agréés.
L’analyse conjointe du rôle en santé au travail du médecin de prévention et du médecin du travail aurait pu contribuer au débat sur la recevabilité sanitaire de l’aptitude médicale au poste, mais l’approche comparative privé/public n’a jamais été appréhendée. La présente contribution vise à expliciter l’intérêt d’une telle approche comparative.
Bien avant le début des années 1990, le principe de la prééminence de la maîtrise des risques professionnels sur le contrôle des états de santé était ainsi retenu pour l’organisation de la médecine de prévention. Promulguée le 12 juin 1989, la DCE [1] relative à la promotion de la santé des travailleurs au travail n’a fait que renforcer ce point de vue. Il préexistait donc dans la fonction publique de l’Etat.
Relevant d’abord des médecins assermentés, le contrôle de l’aptitude médicale à l’exercice des fonctions dans le secteur public remonte à la deuxième moitié du XIXème siècle. C’est une rémanence de l’approche assurantielle [2] des droits médico-sociaux des fonctionnaires. Cette « optique médicale » a prévalu sur l’appréciation ergonomique des situations de travail jusqu’en 1982.
Des traces de la « sélection médicale » que la société attendait des médecins assermentés, devenus médecins agréés en 1986, se retrouvent aujourd’hui encore dans l’interrogation que certaines administrations ont sur le rôle respectif des médecins agréés et des médecins de prévention.
Depuis 1982, époque où la médecine de prévention a été introduite dans le secteur public de l’Etat, et depuis la réforme de la fonction publique en 1983, la situation a évolué au plan européen.
La compréhension du rôle « ergonomique » que peuvent jouer les médecins de prévention s’est précisée, au fil des modifications réglementaires du décret de 1982.
En médecine de prévention, la part très relative accordée au point de vue médical sur l’aptitude des agents, héritage de la médecine du travail, est de mieux en mieux comprise et d’autant mieux acceptée qu’elle est limitée dans son expression. Les propositions d’amélioration des conditions de travail des agents faites par les médecins de prévention ont ainsi très progressivement pris le pas sur le contrôle de l’aptitude médicale au poste de travail.
La loi de 2005 relative à l’emploi des personnes en situation de handicap a grandement contribué à la compréhension du rôle spécifique des médecins de prévention, comparativement à celui de leurs collègues médecins du travail. L’introduction d’une contribution financière pour les ministères qui n’avaient pas leur quota de travailleurs handicapés y a grandement contribué.
Cet avis médical « sur le travail », spécifique aux fonctions publiques de l’Etat et Territoriale, reprécisé respectivement en 2011/2014(FPE) et 2012(FPT), permet aux médecins de prévention de faire face à leurs obligations cliniques et ergonomiques, quelle que soit la nature des tâches prescrites aux agents, en privilégiant le point de vue ergonomique sur le travail.
La réglementation laisse ensuite à l’employeur public le soin d’assumer ses propres obligations de résultat, à travers le développement de l’hygiène, de la sécurité et l’amélioration des conditions de travail. Le passage du CHS au CHSCT, même s’il a été laborieux, le démontre.
Les médecins de prévention, dès lors qu’ils ont pris un peu de distance avec ce qui se passe dans le secteur privé, peuvent ainsi remplir en toute cohérence la double mission clinique/médicale et ergonomique, qui est celle que devraient pouvoir développer tous les médecins du travail. Le volet individuel de la santé laisse au volet collectif et environnemental de la santé au travail toute la place qui doit être la sienne dans une politique de santé au travail bien comprise. Les avis du médecin de prévention n’interfèrent pas avec la pérennité de l’emploi des agents, ce qui facilite l’expression médicale sur l’employabilité.
Nonobstant cette réalité réglementaire, les médecins de prévention peuvent sans difficulté, lorsqu’ils sont confrontés à des problématiques sécuritaires, tout aussi valablement participer à la maîtrise médicale des sur-risques d’accident, comme leurs collègues médecins du travail. Même s’ils ne signent pas d’avis d’aptitude médicale au poste.
Les médecins de prévention sont réglementairement conviés à exprimer leurs avis, non d’un point de vue médical, mais d’un point de vue ergonomique (rappelons ce que cela signifie dans l’optique des activités de sécurité).
Dire qu’un salarié est médicalement inapte à une activité de sécurité peut être exprimé d’une seconde manière, en demandant à l’employeur de ne pas affecter l’agent à des tâches de sécurité. Les situations de sécurité au travail qui impliquent un contrôle des capacités médicales requises peuvent ainsi, sans difficulté, être médicalement traitées, même en médecine de prévention. Ceci démontre que l’exercice de la santé au travail peut se passer des avis médicaux d’aptitude au poste de travail, tels qu’on les connaît dans le secteur privé.
Nous rappellerons pour mémoire que cette problématique sécuritaire ne concerne qu’un nombre restreint d’activités. La plupart des situations de travail ne relèvent que de l’exigence « d’être en état de pouvoir travailler », évaluation qui, au quotidien, concerne en premier lieu la médecine de soins, mais que la médecine de prévention [3] connaît également, dans la mesure où les médecins sont tenus informés des difficultés de santé des agents…
L’enjeu sanitaire est que les médecins de prévention puissent être réellement informés des difficultés de santé des agents, afin d’agir au mieux dans le perspective de leur retour ou de leur maintien au travail. Des marges de progrès existent dans le secteur public. Elles sont à préciser au plan réglementaire, à travers l’explicitation des interrelations médecin agréé/médecin de prévention. Ceci est un autre sujet.
L’analyse parallèle du rôle clinique et ergonomique des médecins de prévention avec celui des médecins du travail est riche d’enseignements. Le modèle de médecine « du travail », que la fonction publique a mis en place depuis maintenant plus de trente ans, est fonctionnellement très différent de celui de la médecine du travail, jusque et y compris dans la gestion de l’inaptitude médicale au travail.
Une telle analyse comparative permettrait indéniablement d’avancer sur le débat, récurrent et jamais tranché, relatif à la justification, ou, au contraire, à l’inutilité de la formulation administrative d’avis d’aptitude/inaptitude médicale en médecine du travail. Cette réglementation fonction publique est spécifique. Elle est aussi très proche de la logique européenne de promotion de la santé des travailleurs au travail. Son analyse revêt donc un grand intérêt pour les réflexions en cours depuis le 7 novembre 2014, relative à la mission « aptitude et travail ».
Une différence de traitement entre agents titulaires et non titulaires marque l’importance du statut de l’emploi du travailleur dans l’analyse des relations entre aptitude et travail. Les statuts d’emploi de fonctionnaire, de contractuel de droit public ou de contractuel de droit privé, influent sur l’exercice médical, mais différemment selon les secteurs d’activité. Les stratégies médicales de santé au travail sont en effet, dans la fonction publique, clairement distinguées entre ce qui revient à la médecine de prévention et ce qui renvoie au contrôle de l’aptitude médicale à l’emploi.
Nous avons vu que ce dernier contrôle et celui des droits médico-sociaux des agents relèvent tous deux des médecins agréés, du comité médical et de la commission de réforme. Ces médecins, véritables médecin conseils de Sécurité sociale en charge du contrôle des prestations en espèces, sont, contrairement à leurs confrères du régime général, également en charge du contrôle de l’aptitude médicale à l’emploi.
La réflexion sur l’évolution de la notion d’aptitude médicale gagnerait en clarté si on ne confondait pas emploi et employabilité. Pour cela, faudrait-il encore que l’on distingue, dans le travail de codification, ce qui pourrait relever d’un « code de l’emploi » et ce qui devrait rester dans un code du travail d’autant allégé, rédigé dans le respect des droits individuels à la promotion de la santé. Cette confusion entre emploi et travail est contreproductive en termes de santé au travail.
Le décret modifié de 1982 n’est pas tombé dans ce piège bien connu des médecins du travail. Il libère le médecin de prévention des contraintes sociales que la perte d’emploi fait peser sur la formulation de l’inaptitude médicale au poste de travail, au moins pour les agents titulaires et pour certains contractuels. Il positionne délibérément la médecine de prévention dans une dynamique de prévention conforme à ce que la directive « santé au travail » prescrit.
Le positionnement éthique qu’implique un exercice médical de santé au travail est ainsi plus clair. Il permet au médecin de prévention de respecter, envers et contre tout, le principe de neutralité et d’équidistance envers les agents et l’administration, lors de la formulation des avis médicaux.
Les médecins de prévention, ainsi libérés de ce poids, peuvent plus efficacement agir sur le véritable objectif de la santé au travail, à savoir la promotion de la santé par l’ajout d’une expertise médicale spécifique ciblant la recherche d’une compatibilité entre « travail prescrit/travail réel/travail vécu », dans la perspective du maintien du niveau optimal de la santé individuelle.
Une fois l’avis et les conseils médicaux entendus, l’employeur public reste au final le seul responsable de la maîtrise technique des risques, conformément à ce qu’édicte la directive cadre européenne de 1989, et conformément à la logique entrepreneuriale d’organisation du travail. Celle-ci revient de droit à tous ceux qui emploient des travailleurs ou qui dirigent des services. Dans le secteur public, les chefs de service ne sont pas « l’employeur » à proprement parler, mais leurs responsabilités fonctionnelles en HSCT sont identiques à celle de tous les employeurs privés.
Le présent texte, par sa brièveté, n’est qu’une reprise très partielle de ce que nous avons déjà publié à plusieurs reprises et sous différentes formes, depuis près de quarante années. Espérons qu’il contribuera cette fois positivement au passage de la médecine du travail de 1946 à la santé au travail de 1989.
Alain Dômont
Copyright epHYGIE/Alain Dômont 5 octobre 2015
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[1] DCE : directive cadre européenne
[2] La Société ne souhaitait pas que les candidats aux fonctions aient des antécédents médicaux susceptibles d’évoluer après recrutement ; dans ce cas, ils ne pouvaient être titularisés.
[3] Visite médicale spontanée à la demande de l’agent
Liens vers les divers articles d’Alain Dômont publiés sur notre site depuis février 2012
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