Bernard Salengro ayant pris le temps de rédiger un très long commentaire pour compléter le point de vue de notre ami Michel Blaizot, je lui ai demandé, comme à ce dernier, s’il accepterait qu’il soit publié sur le site d’epHYGIE comme un article à part entière.
Sa réponse, dont je ne doutais pas, ayant été positive, j’ai le plaisir de mettre en ligne son point de vue, qui, comme vous le constaterez, aborde de nombreuses questions, dont la place et le rôle des Médecins du travail, sujet qu’il connaît parfaitement et dont on sait qu’il lui tient particulièrement à cœur.
Je le remercie vivement pour sa contribution, d’autant plus intéressante qu’elle intervient à un moment clé de l’évolution de notre système de Santé au travail.
J’en profite pour préciser que toutes les contributions sont les bienvenues, dès lors qu’elles enrichissent l’information des fidèles d’epHYGIE.
Vous constaterez qu’il cite largement Georges Clemenceau, dont il rappelle, comme je l’avais fait précédemment, le rôle essentiel dans l’interdiction de la céruse, le « blanc poison » comme on l’appelait alors.
C’est donc tout naturellement que j’illustrerai son propos de la même façon que celui de Michel Blaizot : avec une photo du Tigre au milieu de ses Poilus, tel qu’on peut le voir à Sainte-Hermine, au croisement des routes conduisant de Nantes à la Rochelle et de la Roche-sur-Yon à Niort, aux confins de la plaine et du bocage…
Un bien beau pays. Le mien…
Gabriel Paillereau
C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai pris connaissance de l’article de Michel Blaizot car je l’ai en très haute estime.
Je connais sa profonde connaissance du système et en particulier la richesse de son approche de la médecine du travail spécialisée sur certains métiers.
Je partage son analyse des conclusions du rapport Issindou. Ce n’est pas original pour tous ceux qui ont une réelle connaissance de la pratique et qui, au lieu d’être dans les mondes éthérés de l’IGAS ou de la faculté, se sont vraiment confrontés au réel. On retrouve cette tension entre le prescrit et le réel dans notre profession, et toutes les dérives de jugements artificiels que décrivent Mme Dujarier (management désincarné) et Mr Dupuy (la faillite de la pensée managériale) se retrouvent dans les lignes de ce rapport.
Cependant, je voudrais rappeler les analyses d’un célèbre vendéen qui a été l’un des précurseurs de la santé au travail et dont on retrouve la philosophie dans les éditoriaux qu’il a signés à son époque dans l’Aurore.
Ainsi, dans l’Aurore, Georges Clémenceau, qui avait été au début de sa carrière médecin à Montmartre et s’était particulièrement intéressé aux peintres cérusiers (il a d’ailleurs été le père du tableau sur le saturnisme) écrivait :
« Les médecins sont des gêneurs avec leurs prescriptions hygiéniques ; il faut avant tout produire » (sous-entendu, « pleurent les entrepreneurs »). C’était en août 1904.
Il y disait également :
« Accompagnez l’entrepreneur sur le chantier, écoutez le questionner les ouvriers. As-tu été malade, Jean ?
Non, patron, jamais.
Et toi, Pierre ?
Même chose, patron.
Ainsi parlent-ils en chœur. Et puis allez chez eux les interroger d’homme à homme, ils vous diront les souffrances de l’empoisonnement, les séjours à l’hôpital, la rentrée au chantier de mort où le silence est imposé sous peine de renvoi.
Et si vous leur demandez le pourquoi de cette soumission muette, ils vous répondront :
Il faut vivre ».
Les problèmes de cette époque sont les mêmes que les nôtres.
Ces tentatives (Issindou-Fantoni) cherchent à évacuer le médecin du travail. Il ne verra plus les salariés que tous les cinq ans.
Les raisons en sont simples :
Il est protégé par un statut exceptionnel pour lui permettre de dire à l’employeur ce que celui-ci ne veut pas toujours entendre ; il est le seul acteur de la prévention à bénéficier de cette situation, qui aurait dû logiquement être étendue à l’ensemble des membres de l’équipe pluridisciplinaire, mais cela a rencontré l’opposition farouche et unie du monde patronal.
Il a, de par la loi, le libre accès aux conditions de travail ; il est également le seul acteur à bénéficier de cette prérogative et je connais des IPRP qui ont eu de grosses difficultés pour avoir cru pouvoir faire de même.
Il a, de par la loi, la contrainte du devoir d’alerte, c’est-à-dire que lorsqu’il constate un risque, un danger pour les salariés, quelle que soit la façon dont il découvre ce risque, il doit faire un écrit à l’employeur, écrit à la disposition des représentants du personnel et des autorités.
Il a le statut universitaire de docteur et le statut de médecin, qui sous-entendent, quoi qu’on en dise, une certaine autorité de sachant et d’homme de confiance.
Il bénéficie, de par sa formation de médecin, de la qualité de sachant du fonctionnement normal et pathologique des divers systèmes composant l’humain, y compris psychologique, et, de plus, étant spécialisé en médecine du travail, avec une formation de législation, de toxicologie, d’ergonomie, de psychopathologie professionnelle et de pathologie professionnelle générale, il dispose d’un bagage de connaissances suffisant pour faire face à l’analyse de 90 % des situations de travail.
On considère trop souvent que le médecin ne doit répondre qu’à l’image d’Epinal de la blouse blanche avec un stéthoscope autour du cou dans un cabinet médical. Or ses connaissances et son statut en font l’acteur idéal pour analyser les conditions de travail.
Le renforcement par l’équipe pluridisciplinaire est une excellente chose en ce qu’il permet de démultiplier les actions et d’apporter des connaissances pointues dans certains domaines précis.
Cette analyse sert à démontrer que cantonner le médecin du travail, comme je peux le lire au travers des lignes de Michel Blaizot, dans une activité exclusive ou presque de pratique clinique, ne correspond pas à la lecture des textes tels que je me les suis appropriés. De plus, cette solution n’est rien d’autre que de l’énergie et de la compétence gaspillées en pure perte.
Le médecin du travail, de par son statut et sa connaissance, est irremplaçable pour les études de poste car les postes sont tenus par des opérateurs humains, non par des machines.
– comment penser une mesure de la charge cardiaque d’un déplacement physique sans analyser la fréquence et le tracé de l’ECG pendant cette phase ?
– comment évaluer la charge thermique sans mesurer les extra-pulsations cardiaques ?
– comment évoquer les problématiques de stress sans évoquer les mesures cardiaques, électroencéphalographiques, voire irm, les produits du catabolisme urinaire des hormones surrénaliennes ou la résistance électrodermale ?
– comment envisager les problématiques psychologiques d’un groupe sans être allé constater le contexte spatial de son installation, le jeu des proxémies ?
Le nombre d’exemples pourrait être sans limite mais on reviendrait toujours à dire que s’occuper de l’humain en mouvement sans l’apport du médecin relève d’une approche biaisée et atrophiée qui peut amener à des diagnostics de situation erronés et donc à des conclusions contre-productives pour l’amélioration de la situation des salariés.
J’ai pu suivre l’enseignement de l’ergonomie à la Sorbonne et en être diplômé. J’ai été surpris par l’importance des matières qui font partie du cursus normal d’apprentissage des médecins. De fait, les médecins font de l’ergonomie comme Mr Jourdain faisait de la prose sans en avoir le titre.
Le médecin du travail, au travers de ses formations multiples (anatomie, biochimie, biophysique, génétique, physiologique, pharmaceutique, psychologique, législative, toxicologique, ergonomique et pathologique), a une vision heuristique de la situation, qui peut bien sûr bénéficier d’apports multiples, en particulier des membres de l’équipe pluridisciplinaire.
Cela revient à rappeler que, de tout temps, son activité portant sur les conditions de travail doit être première, doit être son objectif final, et qu’il en a les connaissances, le statut et les prérogatives.
Cependant, en disant cela, je me garde de tomber dans le piège des populations à risque. On pense généralement alors au bâtiment et à l’industrie, qui seraient seuls à bénéficier de l’analyse des conditions de travail, étant entendu que, dans les bureaux et le tertiaire en général, il ne peut rien se passer de fâcheux : Orange, La Poste, Renault, pour ne citer que les exemples les plus connus, ont démontré que l’on pouvait mourir également du fait des conditions de travail dans le tertiaire. Ne s’intéresser qu’aux situations identifiées revient à se mettre en position d’impossibilité de voir émerger les nouveaux problèmes.
Par ailleurs, je ne considère pas qu’il faille minimiser l’activité en cabinet médical, au contraire, car c’est une occasion formidable, en dehors du lieu de travail, en dehors du regard de l’employeur et sous couvert du secret médical, d’apprendre ce qui se passe réellement au niveau du travail et la façon dont le salarié le vit voire en souffre.
Aucune des études d’audit d’entreprises par des cabinets spécialisés sollicitant le salarié et son opinion au travers de questionnaires ou d’entretiens ne bénéficie d’un tel environnement de protection de la parole du salarié.
C’est pour cela que la rencontre régulière avec le médecin du travail, éventuellement secondé par des entretiens infirmiers, est fondamentale pour avoir une vision réelle de ce qui se passe dans les entreprises et de la façon dont les salariés le vivent.
La fiche d’aptitude, tant décriée (selon les rapporteurs, le médecin ne serait qu’une machine à tamponner des aptitudes), n’étant là que pour exercer, entre autres, une contrainte vis-à-vis des employeurs afin de libérer leurs salariés pour pouvoir bénéficier de cette rencontre avec le médecin du travail.
Pour autant, je ne sous-estime pas l’apport irremplaçable qu’elle permet à l’occasion des embauches et des reprises de travail, notamment en proposant des aménagements de poste par l’intermédiaire des réserves d’aptitude et en conseillant, voire en organisant des réorientations quand c’est nécessaire.
Pourquoi la réalité ne correspond-elle pas toujours à cette situation, qui découle de l’application logique des textes et que l’on peut rencontrer dans certaines situations avec des partenaires syndicaux et un médecin du travail investis ?
C’est cette réalité qui conduit à analyser les dysfonctionnements actuels :
– l’enseignement universitaire n’est pas à la hauteur, car s’il délivre des connaissances livresques étendues, il ne transmet pas la réalité du rôle professionnel, faute pour les enseignants d’avoir quitté le cocon de l’université et d’avoir vécu la réalité du terrain et de ses confrontations. Il y a des choses qu’on ne comprend qu’en allant sur le terrain.
– l’accès à l’enseignement est jalonné d’épreuves inutiles, reflet d’un état d’esprit malthusien et mortifère des responsables universitaires.
– l’inspection du travail, pendant très longtemps (et aujourd’hui encore), s’est contentée de réclamer les fiches d’aptitude sans vérifier la réalité de l’activité première de conseil de prévention du médecin du travail, au travers notamment des fiches d’entreprise.
– la direccte a donné des agréments trop souvent en fonction de pressions politiques plutôt qu’en s’appuyant sur la réalité de l’adéquation de la production des services de santé au travail à ce que l’on aurait pu attendre de par les textes réglementaires fondateurs. De plus, l’agrément a autant de valeur contraignante qu’un sabre de bois puisqu’un tiers des services s’en passe et continue de fonctionner !
– les employeurs ont toujours été réticents à voir les médecins du travail fureter dans l’atelier, au bureau ou sur le chantier, n’hésitant pas à user de toutes les pressions possibles, y compris les plus astucieuses (congrès, promotions, activités détournées favorisées) et les plus brutales (salaire et moyens de travail sont d’excellents outils de pression). Ils ont toujours eu une analyse des incidents et accidents beaucoup plus centrée sur les individus et leurs responsabilités que sur une approche plus systémique, et, de ce fait, ils ont toujours été demandeurs de multiples précisions, aptitude à ceci, aptitude à cela, sans s’interroger pour savoir si leur organisation était apte à ne pas provoquer de pathologies.
– les directions de service, influencées par leur présidence patronale et par le fait que le service soit rémunéré à l’acte médical, ont toujours favorisé voire incité à une activité centrée sur l’acte médical, sans le prolongement logique de l’activité de tiers-temps permettant de déboucher sur un conseil adapté. On sait bien que le tiers-temps institué en 1979 n’est toujours pas mis en place par réticence des services !
Il faudrait donc divers changements pour que les salariés puissent bénéficier d’une santé au travail efficace. Parmi ceux-ci, les points nodaux sont :
– une gouvernance du système qui doit être paritaire et non patronale comme actuellement. Certes, il y a bien quelques sièges octroyés aux représentants des salariés mais sans pouvoir et surtout avec une présidence totipotente. Une prééminence patronale des entrepreneurs locaux, sans la médiation ni la régulation propres aux organisations patronales confédérées, qui amplifie son pouvoir de nuisance au travers d’une association regroupant les présidents, qui exerce un lobbying important auprès des politiques.
– des universitaires qui forment ce dont le pays a besoin suivant les textes qui les régulent, comme devraient le faire les fonctionnaires qu’ils sont, et non chercher à imposer des fourches caudines pour faire émerger leur projet d’organisation hospitalo-centrée, d’inspiration anglo-saxonne.
– un agrément qui ait une valeur contraignante comme le demande la cour des comptes.
Bernard Salengro
Copyright epHYGIE 30 juillet 2015
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