Il y a maintenant trois semaines que j’ai publié sur notre site l’article Santé au
travail : la future Loi El Khomri à l’origine d’une nouvelle réforme très contestée. Comme la contestation était déjà très vive, il m’avait semblé préférable d’attendre un peu pour y voir plus clair, la perspective du retrait pur et simple du projet de loi étant alors envisageable. Il n’en a rien été, le Gouvernement ayant choisi la voie de l’aménagement du texte, en en retirant les dispositions qui « fâchaient le plus », pour répondre aux souhaits des syndicats dits « réformistes », ou, plus exactement, à ceux de la CFDT, portés par son Secrétaire général, Laurent Berger.
Exeunt en conséquence un certain nombre de propositions jugées insupportables, sur lesquelles je ne m’attarderai pas, certes non dépourvues d’intérêt pour le citoyen que je suis mais sans rapport direct avec le domaine couvert par epHYGIE. Le rabotage du projet de loi tel que l’a validé le Gouvernement suffira-t-il à satisfaire une majorité de députés et de sénateurs ? Si l’on se fie aux manifestations qu’a suscitées et que suscite encore le texte, rien n’est moins sûr…
Ce qui est sûr en revanche, c’est que parmi les nombreux copeaux accumulés lors de l’opération visant à aplanir la surface du texte et à en diminuer l’épaisseur, on ne trouve nulle trace de la Santé au travail. La raison en est simple : tout était bon, il n’y avait rien à jeter !
C’est, apparemment du moins, l’avis porté par Hervé Garnier, Secrétaire national de la CFDT, tel qu’on peut le lire dans un Communiqué de presse intitulé « Loi travail : pour une médecine du travail au service des salariés » daté du 21 mars 2016, au contenu pour le moins ambigu.
Faisant référence à une Note à la Ministre du Travail concernant « L’avenir des services de santé au travail et de la médecine du travail » qui s’inscrit dans le projet de loi Travail », qui n’est apparemment rien d’autre que le prolongement du mémorandum du GPO du COCT du 2 décembre 2015, il ajoute que « cette note s’inscrit dans la continuité et l’esprit du plan santé au travail 2016-2020, qui met au centre des actions en santé au travail, la prévention primaire et la désinsertion professionnelle ».
Le problème est qu’on ne sait plus si c’est du mémorandum, de la « note » ou du projet de loi dont il parle quand il conclut en affirmant que « la CFDT s’associe pleinement aux propositions contenues dans le texte et pèsera pour les faire valoir ».
Comme on ne peut imaginer que la CFDT se désolidarise d’un mémorandum et d’une note qu’elle a approuvés dans le cadre du GPO du COCT, le « texte » auquel il est fait référence ne peut être que le projet de loi El Khomri et la lecture qui en est faite par la CFDT est qu’il permettrait de :
– faire de la visite d’embauche une première rencontre orientée vers la prévention ;
– organiser un suivi médical renforcé des salariés particulièrement exposés aux risques professionnels (dont les travailleurs de nuit), notamment en leur réservant la notion d’aptitude ;
– mieux prendre en charge le maintien dans l’emploi au travers d’une politique de prévention de la désinsertion professionnelle par l’ensemble des acteurs, notamment au niveau territorial, dès lors qu’il y a une présomption d’inaptitude ;
– redonner du sens à la mission du médecin du travail : en s’appuyant davantage sur les compétences de l’équipe pluridisciplinaire, au regard de la prévention, mais également au travers du médecin collaborateur.
… rejoignant ainsi, dixit Hervé Garnier, le point de vue de « l’ensemble des partenaires sociaux, sauf une organisation syndicale, qui siègent au Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT) ».
En résumé, mémorandum (et note) ou projet de loi El Khomri, ce serait donc pratiquement « bonnet blanc et blanc bonnet », ce qui m’apparaît être à tout le moins un gros mensonge, par action et par omission !
Comment expliquer, si ce n’en est pas un, les prises de position cinglantes de plusieurs autres Organisations syndicales, CFE-CGC et CGT-FO en particulier ? Et l’absence de l’UPA parmi les signataires de la fameuse « note »…
La contradiction est telle qu’elle justifie à elle seule un article spécifique…
Si ce que je considère personnellement comme un « amalgame fâcheux » n’était le fait que de la CFDT, tout respect gardé vis-à-vis de cette Organisation syndicale, il n’y aurait pas péril en la demeure. Le malheur est que c’est également le point de vue développé par Myriam El Khomri en personne, tel qu’elle l’a exprimé avec assurance à trois reprises au moins ces derniers jours :
– devant le Sénat d’abord dans le cadre de la question avec débat posée par le Groupe parlementaire Communiste Républicain et Citoyen sur le thème « Santé et travail : repenser les liens dans un contexte de mutations économiques du travail », débat que nous avions annoncé dans notre précédent article, Santé au travail : la future Loi El Khomri à l’origine d’une nouvelle réforme très contestée, à propos duquel j’avais écrit : « Il faut espérer que la question orale de Mme Annie David à Madame El Khomri, « Santé et travail : repenser les liens dans un contexte de mutations économiques du travail », posée à la demande du groupe communiste républicain et citoyen, qui fera l’objet d’un débat au Sénat le mardi 22 mars prochain à 17 heures 45, dans la foulée du Colloque de l’Association TSST, contribuera à éclairer les Sénateurs et que les débats qu’elle suscitera permettront de compléter utilement ce travail pédagogique… »
– devant les participants aux 6èmes Rencontres parlementaires pour la Santé au travail,
« Le bien-être au travail : contrainte ou opportunité d’efficacité ? », dont je m’étais également fait l’écho dans l’article cité plus haut dans les termes suivants : « Ce n’est probablement pas une simple coïncidence que Michel Issindou ait été invité par Régis Juanico et Jean-Frédéric Poisson dans le cadre des sixièmes « Rencontres parlementaires pour la Santé au travail », qui se tiendront le mercredi 30 mars prochain à la Maison de la Chimie, sur le thème, au titre on ne peut plus « décalé » par rapport à la réalité de la Santé au travail telle que la vivent sur le terrain les Entreprises (PME et TPE en particulier) et les Services de Santé au travail : Le bien-être au travail : contrainte ou opportunité d’efficacité ? »
– devant la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale enfin, que j’avais également citée comme un lieu important d’échanges à venir, eu égard à la personnalité de sa Présidente, Catherine Lemorton, et d’un au moins de ses membres, Gérard Sébaoun : « Il faut miser sur la très bonne connaissance que la Présidente de la Commission des Affaires sociales, Catherine Lemorton, députée de la Haute-Garonne, a du dossier de la Santé au travail, pour y avoir été confrontée au niveau local dès 2009 à partir de la situation à Toulouse (intervention lors des débats à l’Assemblée nationale, 30 juin 2011). On pourra probablement compter également sur la parfaite maîtrise du sujet d’un autre député socialiste, Gérard Sébaoun (d’ailleurs invité lui aussi à participer aux prochaines « Rencontres parlementaires pour la Santé au travail »), le seul au sein de sa famille politique à s’être opposé sans concession au contenu de la loi Rebsamen. »
Même discours à peu de chose près (si on laisse de côté les nombreuses coquilles oubliées par les auteurs de « copier-coller » approximatifs) dans les trois enceintes et même conclusion, hélas, pour la Santé au travail : la réforme à venir sera bien « calée » (pour ne pas dire « calquée »), comme je l’ai annoncé (et dénoncé) depuis plus d’un an, sur le seul Rapport Issindou, dont il est particulièrement instructif de savoir le haut degré d’estime dans lequel le tient Myriam El Khomri :
« Les évolutions introduites dans la loi du 17 août dernier, et aujourd’hui prolongées, ont très largement été inspirées par le rapport du député Michel Issindou, qui constitue un travail remarquable et une véritable boussole pour l’action qui est la nôtre. » (Extrait du discours de Myriam El Khomri à l’ouverture des Rencontres parlementaires du 30 mars 2016 présidées par Régis Juanico et Jean-Frédéric Poisson)
Large inspiration, travail remarquable, et, pour finir, « véritable boussole pour l’action qui est la nôtre »…
Comme si le Rapport Issindou était l’alpha et l’oméga de l’avenir de la Santé au travail ! Et tous les autres rapports alors ? Jetés aux orties parce qu’inutiles ?
Il n’y a donc plus aucun doute à nourrir sur les orientations de la réforme. Ce devrait être du genre « circulez, il n’y a rien à voir… ».
A moins que, dans les débats à venir à l’Assemblée nationale et au Sénat, nos élus ne décident enfin de prendre conscience de l’importance de la Santé au travail, pour les entreprises comme pour les salariés, ce qui suppose qu’ils cessent d’ignorer leur responsabilité dans le règlement du problème de la démographie médicale et de faire comme si l’appel massif à des Médecins du travail formés majoritairement en Europe de l’est, le développement de la pluridisciplinarité et le recours à des infirmiers en Santé au travail constituaient LA solution…
L’affaire est à suivre à partir du mercredi 6 avril avec les députés, le meilleur fil conducteur en matière d’information étant assurément le site de l’Assemblée Nationale, à partir du lien suivant : Travail : nouvelles libertés et nouvelles protections pour les entreprises et les actifs
Elle a déjà commencé, comme on l’a vu plus haut, avec l’audition de Myriam El Khomri au cours de la réunion de la Commission des Affaires sociales du 29 mars.
Elle s’est poursuivie avec celles des Organisations représentatives des salariés et des employeurs, qui ont déjà largement entamé leur lobbying auprès des Parlementaires au cours de deux réunions tenues le 30 mars.
Avec également de nouvelles manifestations dans la rue dont on ne peut prédire aujourd’hui ni l’importance ni l’impact sur le devenir du texte…
Il est vrai que la réforme de la Médecine du travail n’occupe qu’une place « misérable », à la fois dans le projet de loi El Khomri et dans les préoccupations gouvernementales, quoi que puisse affirmer Madame la Ministre. Espérons simplement qu’elle ne soit pas « maltraitée » une fois de plus, comme c’est malheureusement la règle depuis 2009 !
Nous voilà repartis pour une nouvelle aventure au long cours qui s’annonce périlleuse !
Mais cette fois-ci, nous disposons d’une boussole !
Gabriel Paillereau
Copyright epHYGIE 4 avril 2016
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Pour le compléter le dossier, on pourra consulter, en plus des très nombreux articles cités dans l’article précédent, les documents suivants :
Intervention de Myriam El Khomri à l’occasion du débat du groupe CRC « Santé au travail »
Intervention de Myriam El Khomri – Ouverture des Rencontres parlementaires « Bien-être au travail »
Intervention de Myriam El Khomri devant la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée Nationale
Communiqué de presse de la CFDT
La santé des travailleurs : un droit fondamental (Eric Ben Brik, Professeur de pathologie professionnelle, et Annie Thébaud-Mony, Directeur de recherche honoraire INSERM, sur le site de Médiapart)
La loi El Khomri sacrifie la médecine du travail et la santé des travailleurs (Denis Garnier, FO Santé, sur le site de Miroir social)
Des syndicats de la médecine du travail vent debout contre le projet de loi travail (L’ENTREPRISE.l’express.fr)
Loi Travail. La médecine du travail changerait de rythme (Ouest France)
La partie du projet de loi El Khomri consacrée à la « modernisation de la santé au travail » traite entre autres de la problématique aptitude/inaptitude et du suivi médical individuel.
Le projet de loi s’efforce de donner satisfaction au réquisitoire développé dans le rapport Issindou contre le concept d’aptitude. Il n’y parvient que partiellement et au prix de contorsions juridiques parfois audacieuses. Comme il était prévisible, il ne peut éviter de conserver une visite médicale d’aptitude, avant l’embauche et ensuite périodiquement, pour les postes à risques (L 4624-2). Il maintient également la possibilité d’une inaptitude à l’issue des périodes de suspension pour accident du travail ou maladie, d’origine professionnelle ou non (L 1226-2 et 1226-8). Il conserve aussi la possibilité de réserves d’aptitude sous le vocable de « propositions ou conclusions écrites » du médecin du travail (L 4624-7). Les rédacteurs démontrent ainsi l’impossibilité pratique de s’affranchir, à l’issue d’un examen médical, de la recherche et de l’annonce d’une adéquation ou d’une inadéquation partielle ou totale entre l’état de santé individuel et les contraintes du poste. Parce que cette démarche est incontournable, je regrette la disparition de l’aptitude à l’embauche pour tous, mais il me semble que, sur ce point délicat et même passionnel, l’essentiel est préservé.
Concernant le suivi médical individuel, je reste très prudent. J’approuve le principe posé par l’exposé des motifs et concrétisé par l’article L 4624-2 recentrant l’activité clinique du médecin du travail sur les postes à risques en laissant au personnel de santé de l’équipe pluridisciplinaire la charge du suivi individuel des autres salariés (L 4624-1). Face à la pénurie de temps médical, qui, quoiqu’en disent certains, ne peut que s’aggraver fortement à moyen terme, le statu quo n’est pas une option raisonnablement défendable. On ne peut continuer à laisser peser sur les entreprises des obligations que les SST, en tout cas les SIST, ne sont pas en mesure de satisfaire (formalité impossible), notamment en matière d’embauche des contrats courts. Les pouvoirs publics ont donc raison, à mon sens, de concentrer les ressources disponibles en temps médical sur des populations ciblées justifiant une SMR plutôt que de persévérer dans la dégradation de la qualité du suivi clinique de tous les salariés comme ils le firent en 2004 et 2012. Somme toute, ils font le choix de l’excellence pour les plus fragiles plutôt que celui de la médiocrité pour tous.
Ceux qui, comme moi, avaient été choqués par les propositions dogmatiques du rapport Issindou, pourraient donc se dire qu’en matière de suivi médical individuel comme en matière d’aptitude le pire a été évité. Mais la plus grande vigilance s’impose. En effet, nul ne sait ce qui peut sortir de la navette parlementaire. Et surtout, ce projet législatif fait la part beaucoup trop belle au pouvoir réglementaire. L’article L 4624-10 prévoit des décrets fixant les modalités du suivi des salariés n’occupant pas un poste à risque (suivi assuré par un des membres de l’équipe pluridisciplinaire), les modalités d’identification des salariés occupant un poste à risque (suivi assuré par le médecin du travail) et celles du contenu de leur SMR. Toutes questions faisant l’objet de propositions contestables du rapport Issindou, apparemment bien reçu par le ministère, qui dit en faire sa « boussole ». En dehors de la visite d’embauche pour les salariés sans risque spécifique, qui serait malheureusement supprimée, toute l’activité clinique actuelle du médecin du travail reste donc suspendue à l’interprétation que fera l’administration d’un texte sans doute volontairement flou. Le pouvoir législatif fait en quelque sorte un chèque en blanc au pouvoir réglementaire (donc à l’administration). Méfiance donc car, ici comme ailleurs, le diable se cache dans les détails !
Je remercie une nouvelle fois Michel pour la qualité de son analyse. J’aurai l’occasion d’y revenir dans les prochains articles, cela va de soi.
Pour l’heure, je retiendrai sa conclusion : le diable se cache dans les détails ! Et la certitude de la réussite est loin d’être au rendez-vous, compte tenu de la propension d’un certain nombre d’acteurs majeurs, à commencer par l’Administration elle-même, à privilégier la communication, la langue de bois et la méthode Coué par rapport à toute autre forme d’information…