Relations travail/santé : l’affaire Huez, une question d’ordre ?

Nous avions longuement évoqué, au printemps 2013, la plainte déposée contre le Docteur Huez par une société intervenant sur le site de la Centrale nucléaire de Chinon. A l’origine de cette plainte, le fait que le Docteur Huez ait osé témoigner par écrit de l’existence d’un lien entre le travail d’un salarié de cette société et son état de détresse psychologique.

Comme on pouvait le redouter, la Chambre disciplinaire du Conseil de l’Ordre des médecins du Centre (signalons que le Conseil départemental de l’Ordre des médecins d’Indre-et-Loire s’était associé à la procédure et appuyait la plainte de la société), considérant que le Dr Huez « a manqué à ses obligations déontologiques », notamment « en attestant de faits qu’il n’a pas lui-même constatés », l’a condamné à un avertissement et au versement de 35 € à la société au titre des frais de justice.

La somme est certes « symbolique ». L’avertissement l’est également, mais dans une seconde acception du mot, très différente de la première : loin d’être anodin, il est en effet le symbole d’une évolution dramatique de la perception qu’ont de la Médecine du travail et des Médecins du travail, non seulement certains employeurs mais encore des Médecins, élus par leurs pairs, qui, de toute évidence, ignorent tout de la spécialité de leurs confrères.

Le Docteur Huez a naturellement choisi de faire appel de la décision.

Nous suivrons évidemment avec attention la suite qui sera donnée à cette affaire à propos de laquelle j’avais écrit ici-même, en mai 2013, dans deux articles successifs, Santé au travail : l’indépendance professionnelle des Médecins du travail en question et Santé au travail : indépendance professionnelle des Médecins du travail (suite) :

« La suite (de cette affaire) en dira effectivement long sur l’avenir de la profession de Médecin du travail et sur celui de la Santé au travail dans son ensemble. Une condamnation des Médecins du travail concernés (NDLR : pour mémoire, plusieurs Médecins du travail faisaient alors l’objet de plaintes similaires) serait en effet le signe d’une « mise au pas » portant atteinte aux intérêts des Salariés, et, ne nous y trompons pas, à ceux des Employeurs eux-mêmes » et « au-delà de l’indépendance professionnelle des Médecins du travail, c’est dans une large mesure l’avenir de la Santé au travail elle-même qui est en cause. »

Il n’est pas inutile de relire ces deux premiers articles ainsi que le troisième, intitulé « Information sur les relations entre Travail et Santé : deux poids, deux mesures ? », à la lumière desquels la condamnation du Docteur Huez prend un relief particulier.

Je rappelle simplement pour mémoire que, à l’époque où le Docteur Huez était mis en cause, le Docteur Badoux, Président du Conseil Départemental de l’Ordre de la Nièvre, n’avait pas hésité à évoquer « la détresse morale » d’un de ses confrères, qui avait mis fin à ses jours, et à mettre en cause son travail, à l’origine du burn-out « qui l’a conduit au geste fatal ».

Commentant ce propos, j’avais alors ajouté :

« Ce faisant, et il a raison de le faire si tel est bien le cas, il affiche publiquement un lien de causalité entre travail et santé, ce qui revient de fait à pointer la responsabilité de l’Employeur, dont il faut souligner qu’il a, vis-à-vis de ses préposés, une obligation de sécurité de résultat.

Si la réaction du Docteur Badoux est jugée normale, sans que cela justifie la moindre sanction à son égard, comment se fait-il que le Conseil de l’Ordre, dont il est lui-même un membre éminent, puisse donner l’impression, à travers un récent Communiqué, dans les contentieux en cours concernant trois Médecins du travail, les Docteurs Huez, Delpuech et Berneron, que ces derniers, dont le métier est précisément d’établir des liens entre le travail et la santé, auraient, eux, commis une faute en faisant connaître, par écrit, leur avis sur l’origine de la dégradation de la Santé de salariés dont ils assurent le suivi ?

En outre, tout en assortissant la question qui suit de tout le respect dû au Médecin de Nevers, à sa femme et à ses trois enfants, de la même façon que le Docteur Badoux se demande si « le suicide d’un médecin aurait(-il) moins d’importance que celui d’un employé de grandes entreprises nationales comme France Télécom ou Renault », n’est-on pas en droit de se demander si « la santé d’un salarié aurait moins d’importance que celle d’un médecin » ?

La réponse à cette double question est essentielle, en espérant qu’elle ne soit pas la répétition d’un principe connu de trop longue date, que justifierait uniquement ce qu’on appelle communément le « politiquement correct » : deux poids, deux mesures ! »

J’ajoutais enfin, sous la forme d’un post-scriptum : « Est-il imaginable que l’Employeur du Médecin décédé, l’hôpital de Nevers en l’occurrence, porte plainte devant le Conseil de l’Ordre de la Nièvre contre… le Président dudit Conseil de l’Ordre pour avoir pointé du doigt le lien entre le travail et le burn-out « qui l’a conduit au geste fatal » ? »

Nous avons aujourd’hui, en filigrane de la sanction prise à l’encontre du Docteur Huez, des réponses à toutes ces questions : il y a effectivement, non pas deux mais plusieurs poids, plusieurs mesures :

  • La santé d’un salarié d’une grande entreprise aurait moins d’importance que celle d’un salarié d’une petite entreprise.
  • La santé d’un salarié aurait moins d’importance que celle d’un médecin.
  • La parole d’un médecin non spécialiste, s’exprimant à propos de relations entre travail et santé, aurait plus de poids que celle d’un médecin du travail, dont la mission est, depuis la loi du 11 octobre 1946, de veiller à « éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ». Inchangé depuis près de 70 ans, cet objectif est aujourd’hui au tout premier rang des « missions » assignées aux Services de Santé au travail par la loi du 20 juillet 2011 !

Ce qui a conduit un Médecin du travail, fidèle lecteur de notre site, indigné par la condamnation du Docteur Huez, à écrire : « Mais quand le Président du Conseil départemental de l’Ordre des médecins de la Nièvre a dénoncé le suicide d’un praticien hospitalier de l’hôpital de Nevers, il peut, lui, incriminer la souffrance au travail sans craindre de sanctions ! »

On n’ose évidemment imaginer que dans ses décisions, l’Ordre des Médecins puisse délibérément traiter différemment une minorité, ceux qui dirigent l’appareil, et l’immense majorité, tous ceux, parmi lesquels les Médecins du travail, qui paient leur cotisation…

Au-delà de toutes ces questions et des réponses qui leur sont (ou peuvent leur être) données, un constat s’impose, hélas : il ne fait pas bon parler vrai aujourd’hui .

Dire la vérité, c’est trahir, c’est être déloyal. Peu importe la justesse de ce que l’on relate : quand un « intérêt supérieur » commande que l’on soit condamné pour avoir eu l’audace de s’exprimer, fût-ce dans le cadre de ses responsabilités professionnelles, on le sera, un point c’est tout !

Sale coup non seulement pour la liberté d’expression mais encore pour le devoir d’expression, la nécessité de maintenir l’ordre existant justifiant que soient réduits au silence ceux dont la parole ou les écrits risquent de déranger…

Une conclusion pour le moins affligeante, qui renvoie à des pratiques en vigueur en d’autres temps et sous d’autres latitudes ainsi qu’à un autre article, publié récemment sur notre site, S’il vous plaît, dessine-moi la Justice…, que j’avais conclu ainsi :

« S’il vous plaît, dessine-moi la Vérité…
S’il vous plaît, dessine-moi le Courage…
S’il vous plaît, dessine-moi la Justice…
S’il vous plaît, dessine-moi… »

Gabriel Paillereau
Copyright epHYGIE 7 février 2014
Photo GP
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En dehors des articles cités dans le corps du texte, publiés sur notre site en mai 2013, j’invite les lecteurs qui veulent « tout savoir » sur ce qu’on peut appeler « l’affaire Huez » à consulter ceux dont les liens sont communiqués ci-dessous :

 

One Comment

Henri

Hello !

En attendant la suite de cette affaire et si je comprends bien Gabriel tu condamnes cette décision de justice, mais à quel titre ou de quel droit ?

Autre point : tu relies étroitement le cas du MT en question et l’idée même de médecine du travail et tu considéres que cette médecine étant noble et vertueuse ce MT ne doit pas être condamné. Tu considères donc que MT seraient au-dessus des lois ?

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