Santé au travail et Prévention des risques professionnels : une logique assurantielle ? A propos d’un Rapport de la Cour des Comptes : commentaires de la revue Santé et Travail (François Desriaux) et epHYGIE (Gabriel Paillereau)

Nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion d’évoquer les relations entre Santé au travail et assurances, et tout particulièrement dans deux articles mis en ligne en 2011, le second, publié il y a tout juste un an, ayant pris la forme d’un « jeu de piste » (voir liens en bas de page).

La question est toujours d’actualité si l’on en croit l’article publié sur le site de la revue Santé et Travail, sous la signature de François Desriaux. D’actualité certes mais traitée de façon plus que discrète : c’est en effet dans un relevé d’observations provisoires de la Cour des Comptes concernant la politique de prévention de la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale que ce dernier a relevé un certain nombre d’indices prouvant la « logique assurantielle » (ne faudrait-il pas parler plutôt de « dérive assurantielle » ?) qui semble prévaloir.

Daté du mois de février, ce document, rédigé par des magistrats de la sixième chambre de la Cour des Comptes, vise à orienter la politique de prévention des risques professionnels sur la base d’un critère propre au monde de l’Assurance, à savoir la « sinistralité », « le projet de recommandation n°1 » des magistrats de la rue Cambon étant d’« adopter la valeur de risque comme principal indicateur de sinistralité », c’est-à-dire « les dépenses générées pour les caisses, calculées en euros », en lieu et place des « indicateurs utilisés actuellement par la branche – nombre de maladies ou d’accidents en premier règlement, nouvelles incapacités permanentes, nombre de décès, taux de fréquence et de gravité… –, jugés moins pertinents », comme l’observe François Desriaux, qui relève dans le Rapport plusieurs autres passages dépourvus d’ambiguïté :

« L’ensemble des actions entreprises par la branche devrait donner lieu à une caractérisation fondée sur cette notion centrale de valeur de risque, qui est l’indicateur de sinistralité utilisé par les assurances en général », ou « le rapprochement de la valeur du risque et du nombre de salariés ou d’heures travaillées ou du nombre d’établissements et d’entreprises permettrait également de suivre la concentration des risques qui détermine la capacité à agir et donc l’efficacité des efforts de prévention. Moins il y a de chefs d’entreprise à convaincre, d’établissements à visiter ou de salariés à informer, plus la prévention sera efficiente », ce qui revient, comme il le dit, à « enfoncer le clou »…

Je ne commenterai pas davantage l’article de François Desriaux, particulièrement percutant et remarquablement documenté, auquel je renvoie les lecteurs à partir du lien donné plus bas.

Je me contenterai de souligner que, pour les Rapporteurs, les TMS sont considérés comme constituant « une sinistralité surestimée », au point de s’interroger sur l’opportunité d’en faire une priorité d’action de prévention ; pour eux, le coupable c’est le tableau ! : « La croissance de la sinistralité apparente est la conséquence d’un système de reconnaissance très souple dont les salariés prennent peu à peu conscience et dont ils tirent de plus en plus parti. Les efforts de prévention qui consistent pour partie en des actions d’information sont ainsi la cause vraisemblable de la croissance observée. »

Les salariés victimes de TMS apprécieront !

Quant aux risques psychosociaux, « le flou de ce sujet ne permet pas de fonder objectivement une priorité de prévention de la branche, au-delà de l’existence d’une “ demande sociale ” en la matière, souvent évoquée pour fonder une priorisation par la Cnam et les Carsat » ; il convient donc d’ « établir solidement l’impact des RPS sur la sinistralité de la branche avant de les prioriser. »

Les salariés victimes d’atteintes à leur santé du fait des RPS apprécieront également !

Difficile de prévoir quelle sera la suite donnée à ce Rapport mais le moins qu’on puisse dire est qu’il fait plutôt « tache » en s’appuyant exclusivement sur des considérations comptables, ce qui revient à considérer comme non pertinente toute autre approche, même arrêtée d’un commun accord entre les Partenaires sociaux.

On observera également, s’agissant cette fois des Services de Santé au travail, embarqués aujourd’hui dans l’élaboration de Projets de Service et de Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM), que les priorités qu’ils sont amenés à retenir, depuis de nombreuses années, sous l’influence des CARSAT et des DIRECTTE, comprennent le plus souvent… les TMS et les risques psychosociaux ! En clair, les Professionnels de la Santé au travail se fourvoieraient tous, comme s’ils étaient victimes d’une hallucination collective ou d’un « effet de mode », la « vérité » en la matière appartenant à « la Comptabilité » (ou au comptage ?), indépendamment de toute considération sociale ou simplement humaine…

Il serait intéressant de connaître le point de vue des Organisations d’Employeurs et de Salariés représentatives au plan national et celui des Pouvoirs Publics sur ces questions. On y verrait ainsi plus clair sur la Santé au travail et la Prévention des risques professionnels, et, au-delà, sur l’avenir du système. Encore faudrait-il que les uns et les autres jouent franc jeu, ce qui est loin d’être gagné tant, depuis plus d’un an déjà, on a le sentiment d’assister à une partie de poker menteur.

Et puisqu’on en est à s’interroger sur le sort qui sera réservé aux propositions des « sages » de la rue Cambon, à partir d’un Rapport au contenu « sulfureux », qu’en sera-t-il d’un autre Rapport, très attendu et dont nous savons que la sortie a été différée en raison des échéances électorales du printemps, à savoir celui dont l’élaboration a débuté en 2009, relatif à l’étude du fonctionnement des Services de Santé au travail, à la formation de leurs coûts et à l’évaluation du service qu’ils rendent…, toutes informations qui auraient été bien utiles en amont de la préparation de la réforme de la Santé au travail et dont on ne peut que regretter la sortie tardive, si tant est qu’elles sortent un jour…

Gabriel Paillereau
Copyright epHYGIE août 2012
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  • Pour accéder à l’article de François Desriaux publié sur le site de la Revue Santé et Travail, cliquer ici
  • Pour accéder à l’article « Santé au travail : le jeu de piste de l’été », cliquer ici
  • Pour accéder à l’article « Santé au travail : le jeu de piste de l’été décrypté », cliquer ici
  • Pour accéder à l’article « Santé au travail et télémédecine : un service parfaitement assuré », cliquer ici

 

4 Comments

Anne O'Nym

Faut-il rappeler que la Commission des Accidents du Travail et des Maladies Professionnelles est une Commission de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie ?

Pourquoi donc s’étonner de l’approche assurantielle qui en découle ? La dérive ne serait-elle pas plutôt de ne pas centrer l’action de prévention du réseau des CARSAT, CRAM et autres CGSS sur la réduction des coûts liés à la reconnaissance d’accidents du travail, d’accidents de trajet et de maladies professionnelles ?

N’oublions pas que ce sont les employeurs qui sont assurés, pas les salariés… A ce titre, ce sont donc les employeurs qui financent exclusivement cette « branche » de la Sécurité Sociale. Le risque financier assuré est celui que les employeurs encourent pour les accidents et les maladies auxquels ils exposent leurs salariés.

Pour réduire les coûts, plusieurs leviers existent, qui sont insuffisamment utilisés.

En premier lieu, ne pas informer les salariés des conditions liées à l’assurance obligatoire souscrite par leur employeur, ni du montant des primes.

Le plus simple serait, par exemple, de n’informer les salariés sur leurs droits en cas d’accident qu’a minima. Ne surtout pas leur dire l’importance du constat médical « initial » et des témoins.

Et, pourquoi pas, ne pas demander systématiquement des compléments aux déclarations (même si l’information est déjà disponible) en fixant des délais de réponse difficiles à tenir ? Il serait ensuite facile de rejeter la demande…

Si ces mesures ne suffisent pas, il est simple de limiter les reconnaissances à des maladies décrites dans des « tableaux » fixant les durées d’exposition et les délais d’apparition de la maladie. Ces tableaux pourraient être limitatifs et aussi peu nombreux que possible. Dans l’idéal, ils seraient négociés par les partenaires sociaux avec une voix prépondérante aux employeurs, appuyés par l’Etat, qui a intérêt à ne pas laisser dériver les dépenses.

Si ces partenaires sociaux ont trop de largesses dans leurs tableaux, il serait utile d’associer à leur réflexion des professionnels, qui, forts d’un jargon et d’une vision théorique du travail, pourraient compliquer à loisir les critères retenus afin de les rendre inopérants.

Si un tableau s’avérait trop dispendieux, pourquoi se priver de le réviser pour en réduire la portée et en compliquer l’application ?

Et dans l’idéal, on pourrait limiter la création de nouveaux tableaux en estimant que les pathologies envisagées n’existent pas seulement à cause du travail (ou au travail) ou que les critères sont trop complexes à définir…

Pour satisfaire les puristes, on pourrait inventer la notion de « maladie à caractère professionnel », maladies qui ne seraient pas immédiatement « reconnues » et qui demanderaient à la victime un grand renfort de démarches visant à la décourager.

Pour les plus persévérantes, une « commission » pourrait prendre quelques années pour étudier le dossier avant, finalement, de le rejeter à la faveur d’un « vice de forme » ou d’un événement aussi fortuit que la progression de la maladie rendant la victime incapable de poursuivre les démarches.

Pour les victimes trop nombreuses d’une pathologie trop chère et trop évidement liée au travail, on pourrait décider de créer un parcours spécial (et plus complexe) en instituant un fonds spécial qui indemniserait aussi les victimes collatérales exposées dans leur vie privée.

Pour couronner le tout, on pourrait décider qu’une « présomption d’imputabilité » interdise à la victime tout autre recours, une fois acceptée l’indemnisation forfaitaire proposée par l’assurance maladie. Il faudrait, bien sûr, prendre garde de ne pas décrire trop précisément ce qu’est censé réparer ce forfait.

Un montant forfaitaire pourrait être calculé pour « financer » les soins remboursés par l’assurance maladie lorsque la reconnaissance du caractère professionnel n’a pas été faite du fait des règles restrictives imposées. Ce montant forfaitaire pourrait être calculé « au doigt mouillé » et rester ainsi à un niveau raisonnable pour les entreprises. On pourrait même aller jusqu’à ne pas calculer des cotisations permettant de couvrir les dépenses, générant ainsi un déficit de bon aloi incitant la cour des comptes à préconiser des mesures radicales d’économies basées sur une suppression de la prévention en direction des risques non couverts (oops, je veux dire reconnus) et la redéfinition plus restrictive des tableaux jugés trop « flous ».

Idéalement, il faudrait faire participer les salariés au financement de cette assurance en l’intégrant dans le « package » d’une mutuelle financée par les employeurs et les salariés.

Bien sûr, tout cela n’est pas suffisant pour réduire significativement les coûts. Il faudrait supprimer les recherches qui « risquent » de mettre en évidence de nouveaux liens entre santé et travail ; réduire les actions de prévention aux seules pathologies onéreuses ; orienter les structures de prévention vers des actions d’éviction rapide du travail les victimes, voire les victimes potentielles.

Ainsi, le service de santé au travail pourrait, par exemple, déclarer inapte un salarié exposé pendant 4 ans et 11 mois lorsque que le tableau prévoit une exposition d’au moins 5 ans. Il pourrait déclarer inapte au poste de travail un salarié en arrêt maladie, économisant ainsi les frais liés à une éventuelle procédure de reclassement, etc. Pour ce faire, pas besoin de médecins du travail ! Quelques infirmières et des « pluridisciplinaires » aux ordres peuvent parfaitement faire l’affaire…

Vous l’avez compris, rien de tout cela n’est en place et nos décideurs n’envisagent même pas ces mesures pourtant simples qui régleraient une partie du problème.

Il nous reste donc appeler de nos vœux une prise de conscience des pouvoirs publics et des partenaires sociaux : l’assurance est trop chère : supprimons la réparation, réduisons la prévention, faisons payer les victimes et les futures victimes, c’est la seule solution !

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g.paillereau

Vous avez tout à fait raison : pourquoi s’étonner qu’un assureur s’exprime en assureur ? Or, la CNAM est bien un assureur. Alors, il lui faut tenir un langage d’assureur et le fait qu’elle ne soit pas un assureur « privé » au sens des Compagnies d’assurances ou des Mutuelles (ou de certaines d’entre elles) ne doit pas entamer sa recherche de rigueur et d’efficacité, en suivant la voie d’excellence heureusement tracée par la Cour des Comptes…

Cette vérité étant posée, il m’apparaît utile de compléter votre propos, qui me semble un peu « pessimiste », ou, vous me pardonnerez, en retard par rapport à la réalité : en effet, certaines des propositions « innovantes » que vous faites sont déjà en cours d’application, dans le cadre notamment de la « simplification des formalités administratives » qui pèsent sur les entreprises, et, pour nous en tenir aux seuls Services de Santé au travail, citons simplement le « ménage » fait dans les Surveillances médicales renforcées, exemple probant des « bienfaits » d’une rationalisation à la mode technocratique.

Mais vous pouvez être rassurée : il reste encore de très larges « marges de progrès » et les bonnes idées ne manquent pas, comme vous en avez apporté la preuve.

PS : je tiens évidemment à remercier Anne O’Nym pour la justesse de son propos, un vrai bonheur en ces temps où réflexion et lucidité sont manifestement aux abonnés absents ! Et je serais très heureux qu’elle puisse sortir de l’ « Ann 0’Nymat »…

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marioum

Bonjour Monsieur Paillereau,

J’ai lu attentivement vos commentaires, ainsi que l’article publié par François Desriaux, dans Santé et Travail, en juillet dernier.

Savez-vous si ce relevé d’observations provisoires est accessible en ligne ?

Merci d’avance pour votre réponse,

Et … excellente continuation !

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g.paillereau

Bonsoir,

S’agissant d’un document confidentiel, il n’a fait l’objet d’aucune diffusion et n’est donc accessible en ligne sur aucun site. Hélas …

Bien à vous.

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