Mon ami Michel Blaizot, ancien Directeur du plus important Service professionnel de France, ancien Conseiller de la FFB pour la Santé au travail, à la retraite depuis quelques années déjà, m’avait adressé récemment un commentaire sur la réforme en cours de la Santé au travail à partir des conclusions du Rapport Issindou. La qualité de ce commentaire m’a conduit à lui demander s’il accepterait que je diffuse son texte sous la forme d’un article à part entière, ce qu’il a accepté pour mon plus grand plaisir, et, je n’en doute pas, pour celui de nombre de « fidèles » de notre site.
Je le remercie vivement pour sa confiance et lui souhaite d’excellentes vacances, en Vendée (qui sait ?), où nous avons tous les deux nos origines, dans le même bourg qui plus est, comme j’avais eu l’occasion de l’écrire dans un article publié en septembre 2012 sur le site d’epHYGIE, article dans lequel je m’étais livré à un exercice de prospective-fiction sur la Santé au travail annonçant le « renouveau » de la Santé au travail pour… 2065 : Santé au travail (fiction) : une renaissance à l’horizon 2065 ? A relire en ne se prenant pas trop la tête par ces temps de canicule, même si le contenu est plus sérieux qu’il n’y paraît…
Gabriel Paillereau
La résurrection d’epHYGIE est un vrai plaisir. C’est peut-être aussi une vraie chance au moment où pèse sur la composante médicale de la Santé au travail une menace qui pourrait se révéler mortelle à moyen terme.
Michel Blaizot
Le rapport Issindou fait des propositions dont certaines paraissent de prime abord extravagantes. Ce rapport « d’experts » s’inscrit dans le cadre du plan de simplification gouvernemental annoncé en octobre 2014. La mesure 21 de ce plan se propose de lutter contre les visites médicales obligatoires qui ne seraient pas réalisées du fait de la pénurie de temps médical et de l’explosion du nombre de contrats courts. Mais ce texte commet une erreur grossière (curieusement non relevée par le rapport Issindou) en annonçant que 85 % des visites médicales obligatoires ne sont pas faites. Le dispositif de Santé au travail réalisant aujourd’hui près de 10 millions de visites médicales par an, les besoins en visites médicales obligatoires atteindraient donc 60 millions de visites par an pour 15,5 millions de salariés ! Sans doute s’agit-il d’une coquille, les rédacteurs voulant dire que 85 % des visites d’embauche ne sont pas faites, ce qui, du coup, est assez vraisemblable du fait de l’explosion des CDD de courte durée (6 millions d’embauches en 2013 pour des CDD de moins de 10 jours).
Quant à l’hypothèse selon laquelle il y aurait de nombreuses « formalités impossibles » constituées par des visites médicales demandées par les Entreprises mais non satisfaites par les SST, faute de temps médical, elle doit susciter beaucoup de réserves. Les réformes de 2004 et 2012 ont pris des mesures sévères pour limiter ces « formalités impossibles » en passant la visite périodique à 2 ans, puis en accordant des agréments dérogatoires à 3, 4 ou 5 ans (2/3 des agréments accordés depuis 2012 sont dérogatoires, selon la DGT). A ma connaissance, aucune évaluation sérieuse ne permet de dire si ces « formalités impossibles » sont fréquentes, rares ou limitées à quelques régions particulièrement déshéritées, ni sur quel type de visites elles portent. Il paraît vraisemblable que ce phénomène est marginal, très disparate d’une région à l’autre et porte avant tout sur les embauches de contrats courts.
Le rapport ministériel 2013 sur les conditions de travail fournit des données statistiques suffisantes pour apprécier la pénurie actuelle en temps médical. Pour incontestable qu’elle soit (-18 % sur les 3 dernières années) elle apparaît encore relativement modérée. Dans les SSTI, le nombre moyen de salariés en charge par médecin du travail équivalent temps plein était de 3 452 salariés en 2013 (page 242 du rapport).
Pour remédier à cette situation et sans demander aux Pouvoirs Publics d’évaluation plus précise, le rapport Issindou propose, entre autres mesures, la suppression des examens médicaux à l’embauche, remplacés par un entretien infirmier, et le passage à 5 ans de la visite médicale périodique pour tous les salariés, y compris pour les postes à risque (sauf préconisations particulières validées par la HAS).
Selon le même rapport (cote 130), les examens d’embauche représentent en moyenne 29 % du total des examens médicaux et les examens bisannuels 52 %. Supprimer les premiers et passer les seconds à 5 ans conduirait à s’affranchir d’au moins la moitié des examens médicaux actuellement obligatoires. Pourtant, les rapporteurs ne proposent pas de modifier l’article R 4624-4, qui organise le temps médical en 2/3 de temps consacrés à des examens médicaux et 1/3 aux actions en milieu de travail. Il est clair que les visites périodiques, devenues quinquennales, complétées par les visites de reprise et de pré-reprise (12 % des visites) et par les rares visites à la demande, ne suffiront pas à équilibrer le plan de charge de médecins du travail disposant de 23 heures de temps clinique par semaine pour un équivalent temps plein.
Ces propositions, si elles étaient adoptées, conduiraient en réalité à inverser la répartition du temps médical entre temps clinique et temps consacré aux activités en milieu de travail. Cet objectif est discrètement avoué à la cote 29 du rapport, qui indique : « la réforme de la médecine du travail n’a pas permis pour l’instant de mettre la prévention primaire des risques au premier plan, rééquilibrant substantiellement les temps passés par le médecin de la surveillance de l’état de santé des salariés vers l’action en milieu de travail ».
La pénurie de temps médical ne serait donc qu’un prétexte pour favoriser le temps consacré à l’action du médecin en milieu de travail aux dépens du temps consacré à sa mission clinique. Cet objectif est conforme à l’opinion préconçue mais largement répandue chez nos décideurs, selon laquelle l’examen médical n’a, en prévention, qu’un intérêt très secondaire par rapport à la prévention technique.
Je ne mets pas en cause l’utilité d’une prévention primaire des risques qui a justifié l’introduction dans les SST, en 2002 et 2004, de la pluridisciplinarité. Celle-ci doit être développée (1 IPRP pour 15 000 salariés seulement) mais elle relève, à mes yeux, de la compétence de techniciens qualifiés (IPRP) qui ont été créés dans ce but. La plus-value apportée par l’intervention du médecin en prévention primaire reste encore à démontrer. En outre, comment justifier simultanément auprès des entreprises adhérentes le développement de la pluridisciplinarité par des techniciens qualifiés et le quasi-abandon de l’examen médical ? Bon courage à ceux qui devront défendre un niveau correct de cotisations dans ce contexte !
Compte tenu des prévisions pessimistes sur la démographie médicale à moyen terme, la visite périodique passera-t-elle à 10 ans quand le nombre de médecins du travail aura été divisé par deux (en 2030 selon la DREES) ? Le caractère farfelu de cette hypothèse suffit à souligner l’impasse conceptuelle et organisationnelle dans laquelle les Pouvoirs Publics se sont engagés depuis 2004 pour contrer la pénurie de temps médical.
En 2004 et 2012, les Pouvoirs Publics ont choisi de maintenir un suivi médical pour tous les salariés en espaçant les visites périodiques, en allongeant les délais des visites de reprise et en supprimant pratiquement les visites de SMR alignées sur le droit commun. Le rapport Issindou reste dans cette logique.
Pourtant, les commentaires ministériels et même présidentiels explicitant la proposition 21 du plan gouvernemental de simplification évoquaient « la nécessité de définir des cibles ». Le rapport Issindou lui-même (cote 30) cite « une réelle asphyxie du système provenant d’un ciblage insuffisant de cette surveillance sur les travailleurs exposés à des risques liés au poste de travail ou à leur état de santé dans un contexte de raréfaction de la ressource médicale ».
On aurait pu penser que cette logique de ciblage conduirait à décréter que seuls les salariés à risque bénéficient d’un suivi médical individuel, les autres étant assujettis à des entretiens infirmiers périodiques avec la possibilité d’orienter le salarié vers le médecin du travail en cas de besoin. Force est de constater qu’il n’en est rien. Le rapport Issindou ne fixe pas de cible puisque, mis à part des entretiens infirmiers plus fréquents, la surveillance proprement médicale des salariés exposés à des risques est identique à celle des non exposés : pas de visite d’embauche et visite périodique tous les 5 ans. Quant au renvoi à des préconisations spécifiques éventuelles validées par la HAS, l’état des lieux et l’expérience des années passées me laissent sceptique.
Il me semble donc que ce rapport, sous couvert d’une lutte contre la pénurie de temps médical, réduit la composante clinique de la Santé au travail à la portion congrue (euphémisme) au profit d’une intervention du médecin en milieu de travail dont la pertinence est contestable en cas de développement accru de la pluridisciplinarité. Il n’apporte aucune perspective d’avenir crédible pour l’institution, qui aura de plus en plus de mal à justifier son rapport coût/bénéfice auprès des bénéficiaires.
Espérons que ce texte restera dans les cartons !
Michel Blaizot
Copyright epHYGIE 21 juillet 2015
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C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai pris connaissance de l’article de Michel Blaizot car je l’ai en très haute estime.
Je connais sa profonde connaissance du système et en particulier la richesse de son approche de la médecine du travail spécialisée sur certains métiers.
Je partage son analyse des conclusions du rapport Issindou. Ce n’est pas original pour tous ceux qui ont une réelle connaissance de la pratique et qui, au lieu d’être dans les mondes éthérés de l’IGAS ou de la faculté, se sont vraiment confrontés au réel. On retrouve cette tension entre le prescrit et le réel dans notre profession, et toutes les dérives de jugements artificiels que décrivent Mme Dujarier (management désincarné) et Mr Dupuy (la faillite de la pensée managériale) se retrouvent dans les lignes de ce rapport.
Cependant, je voudrais rappeler les analyses d’un célèbre vendéen qui a été un des précurseurs de la santé au travail et dont on retrouve la philosophie dans les éditoriaux qu’il a signés à son époque dans l’Aurore.
Ainsi, dans l’Aurore, Georges Clémenceau, qui avait été au début de sa carrière médecin à Montmartre et s’était particulièrement intéressé aux peintres cérusiers (il a d’ailleurs été le père du tableau sur le saturnisme) écrivait :
« Les médecins sont des gêneurs avec leurs prescriptions hygiéniques ; il faut avant tout produire » (sous-entendu, « pleurent les entrepreneurs ». C’était en août 1904.
Il y disait également :
« Accompagnez l’entrepreneur sur le chantier, écoutez le questionner les ouvriers.
As-tu été malade, Jean ?
Non, patron, jamais.
Et toi, Pierre ?
Même chose, patron.
Ainsi parlent-ils en chœur. Et puis allez chez eux les interroger d’homme à homme, ils vous diront les souffrances de l’empoisonnement, les séjours à l’hôpital, la rentrée au chantier de mort où le silence est imposé sous peine de renvoi.
Et si vous leur demandez le pourquoi de cette soumission muette, ils vous répondront :
Il faut vivre ».
Les problèmes de cette époque sont les mêmes.
Ces tentatives (Issindou-Fantoni) cherchent à évacuer le médecin du travail. Il ne verra plus les salariés que tous les cinq ans.
Les raisons en sont simples :
Il est protégé par un statut exceptionnel pour lui permettre de dire à l’employeur ce que celui-ci ne veut pas toujours entendre ; il est le seul acteur de la prévention à bénéficier de cette situation exceptionnelle, qui aurait dû logiquement être étendue à l’ensemble des membres de l’équipe pluridisciplinaire, mais cela a rencontré l’opposition farouche et unie du monde patronal.
Il a, de par la loi, le libre accès aux conditions de travail ; il est également le seul acteur à bénéficier de cette prérogative et je connais des IPRP qui ont eu de grosses difficultés pour avoir cru pouvoir faire de même.
Il a, de par la loi, la contrainte du devoir d’alerte, c’est-à-dire que lorsqu’il constate un risque, un danger
pour les salariés, quelle que soit la façon dont il découvre ce risque, il doit faire un écrit à l’employeur, écrit à la disposition des représentants du personnel et des autorités.
Il a le statut universitaire de docteur et le statut de médecin, qui sous-entendent, quoi qu’on en dise, une certaine autorité de sachant et d’homme de confiance.
Il bénéficie, de par sa formation de médecin, de la qualité de sachant du fonctionnement normal et pathologique des divers systèmes composant l’humain, y compris psychologique, et, de plus, étant spécialisé en médecine du travail, avec une formation de législation, de toxicologie, d’ergonomie, de psycho-pathologie professionnelle et de pathologie professionnelle générale, d’un bagage de connaissances suffisant pour faire face à l’analyse de 90 % des situations de travail.
On considère trop souvent que le médecin ne doit répondre qu’à l’image d’Epinal de la blouse blanche avec un stéthoscope autour du cou dans un cabinet médical. Or ses connaissances et son statut en font l’acteur idéal pour analyser les conditions de travail.
Le renforcement par l’équipe pluridisciplinaire est une excellente chose en ce que cela permet de démultiplier les actions et d’apporter des connaissances pointues dans certaines domaines précis.
Cette analyse sert à démontrer que cantonner le médecin du travail, comme je peux le lire au travers des lignes de Michel Blaizot, dans une activité exclusive ou presque de pratique clinique, ne correspond pas à la lecture des textes tels que je les ai appropriés. De plus, cette solution c’est de l’énergie et de la compétence perdue.
Le médecin du travail, de par son statut et sa connaissance, est irremplaçable pour les études de poste car il s’agit d’études de postes d’opérateurs humains, non de machines.
– comment penser une mesure de la charge cardiaque d’un déplacement physique sans analyser la fréquence et le tracé de l’ECG pendant cette phase ?
– comment évaluer la charge thermique sans mesurer les extra-pulsations cardiaques ?
– comment évoquer les problématiques de stress sans évoquer les mesures cardiaques, électroencéphalographiques, voire irm, les produits du catabolisme urinaire des hormones surrénaliennes ou la résistance electrodermale ?
– comment envisager les problématiques psychologiques d’un groupe sans être allé constater le contexte spatial de son installation, le jeu des proxémies ?
Le nombre d’exemples pourrait être sans limite mais on reviendrait toujours à dire que s’occuper de l’humain en mouvement sans l’apport du médecin relève d’une approche biaisée et atrophiée qui peut amener à des diagnostics de situation erronés et donc à des conclusions contre-productives pour l’amélioration de la situation des salariés.
J’ai pu suivre l’enseignement de l’ergonomie à la Sorbonne et en être diplômé. J’ai été surpris par l’importance des matières qui font partie du cursus normal d’apprentissage des médecins. De fait, les médecins font de l’ergonomie comme Mr Jourdain faisait de la prose sans en avoir le titre.
Le médecin, au travers de ses formations multiples (anatomie, biochimie, biophysique, génétique, physiologique, pharmaceutique, psychologique, législative, toxicologique, ergonomique et pathologique), a une vision heuristique de la situation, qui peut bien sûr bénéficier d’apports multiples, en particulier des membres de l’équipe pluridisciplinaire.
C’est rappeler que, de tout temps, son activité au sujet des conditions de travail doit être première, doit être son objectif final, et qu’il en a les connaissances, le statut et les prérogatives.
Cependant, en disant cela, je me garde de tomber dans le piège des populations à risque. On pense généralement alors au bâtiment et à l’industrie, qui seraient seuls à bénéficier de l’analyse des conditions de travail, étant entendu que, dans les bureaux et le tertiaire en général, il ne peut rien se passer de fâcheux : Orange, La Poste, Renault, pour ne citer que les plus célèbres, ont démontré que l’on pouvait mourir également du fait des conditions de travail dans le tertiaire. Ne s’intéresser qu’aux situations identifiées revient à se mettre en position d’impossibilité de voir émerger les nouveaux problèmes.
Par ailleurs, je ne considère pas qu’il faille minimiser l’activité en cabinet médical, au contraire, car c’est une occasion formidable, en dehors du lieu de travail, en dehors du regard de l’employeur et sous couvert du secret médical, d’apprendre ce qui se passe réellement au niveau du travail et la façon dont le salarié le vit voire en souffre.
Aucune des études d’audit d’entreprises par des cabinets spécialisés sollicitant le salarié et son opinion au travers de questionnaires ou d’entretiens ne bénéficie d’un tel environnement de protection de la parole du salarié.
C’est pour cela que la rencontre régulière avec le médecin du travail, éventuellement secondé par des entretiens infirmiers, est fondamentale pour avoir une vision réelle de ce qui se passe dans les entreprises et de la façon dont les salariés le vivent.
La fiche d’aptitude, tant décriée (selon les rapporteurs, le médecin ne serait qu’une machine à tamponner des aptitudes), n’étant là que pour exercer, entre autres, une contrainte vis-à-vis des employeurs afin de libérer leurs salariés pour pouvoir bénéficier de cette rencontre avec le médecin du travail.
Par ailleurs, je ne sous-estime pas l’apport irremplaçable qui peut être réalisé à l’occasion des embauches et des reprises de travail, notamment en proposant des aménagements de poste par l’intermédiaire des réserves d’aptitude et en conseillant, voire en organisant des réorientations quand c’est nécessaire.
Pourquoi la réalité ne correspond-elle pas toujours à cette situation, qui découle de l’application logique des textes et que l’on peut rencontrer dans certaines situations avec des partenaires syndicaux et un médecin du travail investi ?
La réalité amène à analyser les dysfonctionnements actuels :
– l’enseignement universitaire n’est pas à la hauteur, car s’il délivre des connaissances livresques étendues, il ne transmet pas la réalité du rôle professionnel, faute pour les enseignants d’avoir quitté le cocon de l’université et d’avoir vécu la réalité du terrain et de ses confrontations. Il y a des choses qu’on ne comprend qu’en allant sur le terrain.
– l’accès à l’enseignement est jalonné d’épreuves inutiles, reflet d’un état d’esprit malthusien et mortifère des responsables universitaires.
– l’inspection du travail, pendant très longtemps (et aujourd’hui encore), s’est contentée de réclamer les fiches d’aptitude sans vérifier la réalité de l’activité première de conseil de prévention du médecin du travail, au travers notamment des fiches d’entreprise.
– la direccte a donné des agréments trop souvent en fonction de pressions politiques plutôt qu’en s’appuyant sur la réalité de l’adéquation de la production des services de santé au travail à ce que l’on aurait pu attendre de par les textes réglementaires fondateurs.
– les employeurs ont toujours été réticents à voir les médecins du travail fureter dans l’atelier, au bureau ou sur le chantier, n’hésitant pas à user de toutes les pressions possibles, y compris les plus astucieuses (congrès, promotions, activités détournées favorisées) et les plus brutales (salaire et moyens de travail sont d’excellents outils de pression). Ils ont toujours eu une analyse des incidents et accidents beaucoup plus centrée sur les individus et leurs responsabilités que sur une approche plus systémique, et, de ce fait, ils ont toujours été demandeurs de multiples précisions, aptitude à ceci, aptitude à cela, sans s’interroger pour savoir si leur organisation était apte à ne pas créer de pathologies.
– les directions de service, influencées par leur présidence patronale et par le fait que le service soit rémunéré à l’acte médical, ont toujours favorisé voire incité à une activité centrée sur l’acte médical, sans le prolongement logique de l’activité de tiers-temps permettant de déboucher sur un conseil adapté. On sait bien que le tiers-temps institué en 1979 n’est toujours pas mis en place par réticence des services !
Il faudrait donc plusieurs changements pour que les salariés puissent bénéficier d’une santé au travail efficace. Parmi ceux-ci, les points nodaux sont :
– une gouvernance du système qui doit être paritaire et non patronale comme actuellement. Certes, il y a quelques sièges octroyés aux représentants des salariés mais sans pouvoir et surtout avec une présidence totipotente. Une prééminence patronale des entrepreneurs locaux, sans la médiation ni la régulation propres aux organisations patronales confédérées, qui amplifie son pouvoir de nuisance au travers d’une association regroupant les présidents, qui exerce un lobby important auprès des politiques.
– des universitaires qui forment ce dont le pays a besoin suivant les textes qui les régulent, comme devraient le faire les fonctionnaires qu’ils sont, et non chercher à imposer des fourches caudines pour faire émerger leur projet d’organisation hospitalo-centrée, d’inspiration anglo-saxonne.
En Juillet dernier, je me suis permis quelques commentaires sur le contenu du rapport de la Commission Issindou. GP a souhaité publier ces commentaires dans epHYGIE sous la forme d’un article rédactionnel et je l’en remercie. J’avais volontairement limité mes remarques aux préconisations traitant de la surveillance médicale individuelle, plus particulièrement aux propositions de suppression de la visite médicale d’embauche et de passage de la périodicité des visites médicales systématiques à 5 ans. Je n’avais pas abordé la question de l’aptitude médicale, qui fait pourtant le titre et une bonne partie de la substance de ce Rapport. Ce n’était pas, de ma part, une marque de désintérêt et encore moins d’approbation mais un simple souci de clarté.
Le réquisitoire du Rapport Issindou contre l’aptitude médicale est asséné avec une assurance étonnante, s’agissant d’une question aussi complexe et aussi sensible ! Comme si, depuis plus d’un demi-siècle, les pouvoirs publics, les partenaires sociaux et des générations de médecins s’étaient constamment fourvoyés en utilisant ce concept et en cherchant à l’approfondir au travers de multiples travaux personnels, formations ou congrès, sans voir qu’il était étranger aux principes mêmes de la prévention, et, qui plus est, d’une déontologie douteuse !
Pour autant, ce réquisitoire n’est pas vraiment original. Il reprend les arguments développés par un syndicat de médecins du travail et par certains enseignants depuis les années 2000 et notamment depuis le décret de 2001 sur le risque CMR. Un recours en abus de pouvoir contre ce décret avait à l’époque été rejeté par le Conseil d’État en des termes très clairs que, pour ma part, je reprendrais volontiers encore aujourd’hui malgré l’argumentation développée par le Professeur Soulat (cote 48 du rapport), que je trouve obscure et peu convaincante.
Il y a, dans ce réquisitoire, des considérations de bon sens dont je ne conteste pas la pertinence. Il est vrai que l’aptitude ne saurait être prédictive (cote 9). Il est vrai aussi qu’elle est susceptible d’entraîner des confusions avec les notions voisines d’aptitude professionnelle et d’invalidité (cotes 7, 42, 43). Il est encore vrai qu’elle n’est pas définie précisément dans le Code du travail et qu’elle ne figure pas dans la directive-cadre européenne de juin 1989 (cotes 7, 25, 40), qui, au demeurant, ne traite que marginalement de la surveillance médicale individuelle. Il est vrai enfin qu’elle ne constitue pas une protection juridique de l’employeur en matière de reconnaissance du caractère professionnel de l’accident ou de la maladie, pas plus qu’en matière d’obligation de sécurité de résultat (cote 9).
Mais il est abusif de prétendre que « l’obligation de vérifier systématiquement l’aptitude des salariés à chaque visite médicale pèse sur l’activité des services de santé au travail et limite les effets des réformes engagées » (cote 1). Comme si les divers examens médicaux réglementaires n’avaient jamais eu d’autre finalité que de fixer l’aptitude des salariés ! Ce n’est pas la détermination de l’aptitude qui pèse sur l’activité des Services et sur leur capacité d’adaptation aux réalités du monde du travail. C’est bien plutôt le choix fait, dès l’origine, par les pouvoirs publics, d’appliquer à tous les salariés le dispositif de surveillance individuelle le plus sophistiqué de tous les pays industrialisés (embauche, reprise, pré-reprise, systématique…) plutôt que de le réserver aux seuls sujets à risque comme le font tant de pays étrangers. Ce choix, qui n’était au départ qu’un pari audacieux, est devenu une chimère avec la pénurie de temps médical.
Il est pour le moins excessif de prétendre que la démarche d’aptitude n’aurait aucune utilité en prévention. Elle est pourtant à l’origine non seulement de l’inaptitude, parfois inévitable (moins de 1 % des avis), mais surtout des restrictions et réserves d’aptitude, concentrées majoritairement sur les visites de reprise du travail et qui constituent autant de demandes d’aménagements de poste. Bien souvent, c’est elle qui oriente ou enrichit les activités du médecin en milieu de travail. Elle concrétise les conclusions que le médecin tire de ce moment privilégié où il confronte ce qu’il sait de l’état de santé du salarié et ce qu’il connaît des exigences et contraintes du poste de travail. C’est si vrai que les rapporteurs en viennent à recommander l’usage de « préconisations » médicales (cotes 15,57,239) adressées aux employeurs tout au long de la vie professionnelle des salariés. En quoi celles-ci seront-elles différentes des restrictions et réserves d’aptitude actuelles ? Elles auront les mêmes conséquences juridiques, et, comme elles, seront parfois rédigées de telle sorte que leur interprétation par les entreprises restera problématique. L’idée de soumettre les préconisations trop restrictives à une relecture à l’intérieur du SST est parfaitement utopique. Par contre, l’hypothèse d’un appel à une commission régionale de recours plutôt qu’à l’inspecteur du travail, en cas de contentieux, me paraît bienvenue.
L’inaptitude ne pouvant malheureusement être exclue et les restrictions étant remplacées par des préconisations, on ne voit plus alors très bien sur quoi débouche pratiquement ce réquisitoire, sinon sur la suppression de la fiche « Apte », qui est commode mais n’apporte pas de véritable plus-value. Pour les entreprises, sans inaptitude ni préconisation, l’aptitude devient simplement implicite.
Reste cette proposition inattendue et un peu baroque de créer une procédure d’aptitude spécifique pour les postes de sécurité, confiée à un autre médecin que le médecin du travail. Cette proposition, paradoxale dans le cadre d’une recherche de simplification, compliquera à coup sûr la question du financement des SST. Mais surtout, elle risque fort de se retourner contre l’intérêt même des salariés concernés. Confier la détermination de l’aptitude aux postes de sécurité à des médecins « assermentés », détachés de l’entreprise, ignorant les réalités du poste, se référant sans doute à des critères ou à des normes théoriques plus ou moins contraignantes, c’est prendre le risque inutile de multiplier inaptitudes et contentieux.
Quand les pouvoirs publics ont publié avec éclat le plan de simplification, je m’étais interrogé sur le lien qu’il convenait de faire entre les propositions 21 et 22, entre aptitude/inaptitude d’un côté et réformes structurelles des SST de l’autre. Je crois comprendre aujourd’hui que la Commission Issindou a choisi de décrédibiliser d’abord le concept d’aptitude pour pouvoir ensuite plus aisément proposer la suppression des visites d’embauche et le passage à une périodicité quinquennale de la visite systématique.
Si ces propositions devaient être retenues, ce serait une vraie révolution, qui, je le crains, conduirait la composante médicale de la Santé au travail dans une impasse irréversible.