Comme prévu, la perspective que les Services de Santé au Travail Interentreprises (SSTI) puissent être présidés en alternance par les représentants de Employeurs et des Salariés, avec voix prépondérante au Président en cas d’égalité, a immédiatement provoqué la réaction du CISME, qui regroupe les SSTI au plan national, et la satisfaction des Organisations syndicales, CFE-CGC en tête.
C’est à travers un Communiqué daté du vendredi 13 mai, Alerte sur le bouleversement possible des responsabilités en matière de santé au travail, adressé par courriel à l’ensemble de ses adhérents le même jour en fin d’après-midi, que le CISME s’est exprimé « en réaction à l’introduction d’une présidence alternée au sein des conseils d’administration des SSTI », ce document ayant pour objet de permettre aux Directeurs des Services, après information des Présidents, de « mobiliser vos (leurs) interlocuteurs parlementaires et patronaux afin de maintenir la situation en vigueur dans vos (leurs) instances, et d’aboutir à un amendement correctif ».
Le Communiqué précise par ailleurs que « les possibilités de modification du projet de loi dans sa version actuelle sont entre les mains du Gouvernement et des Sénateurs ». Remerciant par avance les Directeurs pour leur action, le courriel s’achève par l’affirmation selon laquelle le CISME « demeure entièrement mobilisé ».
Rien d’étonnant dans cette prise de position, en totale conformité avec la doctrine qui a toujours été celle du CISME depuis sa création, il y a plus de 70 ans. Les arguments juridiques présentés dans le Communiqué, parmi lesquels les références à l’article L 4622-7 (ancien article L. 241-9) du Code du travail et aux dispositions de la loi de 1901, dont j’ai toujours considéré personnellement qu’ils n’étaient pas sans fondement, sont ceux traditionnellement mis en avant pour préserver la gouvernance patronale des Services.
Ce qui apparaît étonnant en revanche est, à moins que j’aie raté certains épisodes, l’absence de réaction officielle immédiate des Organisations représentatives des Employeurs au niveau national.
Seraient-elles prêtes à « sacrifier » la Présidence des Services, transformée en simple monnaie d’échange dans le cadre du projet de loi El Khomri ? Selon les informations dont je dispose, alors que se tenait la réunion du GPO du COCT, il y a deux jours, la question a été traitée très rapidement, ne suscitant pratiquement aucune remarque, notamment de la part des représentants patronaux, comme si ces derniers avaient d’ores et déjà « fait une croix » sur la question. Il est vrai que le texte porté par Madame El Khomri contient de nombreuses autres dispositions probablement jugées bien plus importantes, par le MEDEF tout particulièrement…
Une chose est sûre : si les Services de Santé au travail sont bien considérés comme essentiels dans la stratégie nationale de Santé au travail du COCT, cela ne signifie pas que leur gouvernance et leur représentation actuelles le soient ; elles apparaissent en effet plus isolées que jamais, n’étant soutenues ni par les Organisations représentatives des Salariés, ce que beaucoup considéreront probablement comme logique, ni par les Organisations représentatives des Employeurs, ce qui est beaucoup plus surprenant…
Tout se passe en fait comme si le « contrat de confiance » entre Organisations patronales et Services de Santé au travail avait été rompu, au point de rendre envisageable ce qui était absolument impossible hier, à savoir une Santé au travail « ouverte » ou plutôt « offerte » aux Assurances, qu’il s’agisse de la Sécurité sociale ou des assurances privées, avec l’aval de la majorité des Organisations syndicales (et de l’Administration ?), dotées de pouvoirs élargis.
Un sacré revirement qui conduit à s’interroger sur les véritables ressorts de l’évolution de la Santé au travail depuis une dizaine d’années. Et à se demander si ce qui se prépare était prévisible ou non.
J’avais, en janvier 2013, rédigé une note relative à la Gouvernance, non publiée sur le site d’epHYGIE, reproduite en partie ci-après, qui posait la problématique en des termes dont la situation actuelle ne fait que confirmer le bien-fondé…
L’organisation de la Médecine du travail a été, dès sa création, confiée à des Services, d’entreprise et interentreprises. Ces derniers, professionnels ou interprofessionnels, ont, conformément à la loi fondatrice du 11 octobre 1946, pris la forme d’Associations sans but lucratif dirigées par des Conseils d’Administration composés exclusivement, dans 90 % des cas, de représentants des Employeurs adhérents, et, dans 10 % des cas seulement, de représentants des Employeurs et des Salariés.
L’évolution vers « plus de paritarisme »
Le « paritarisme » n’a donc été, depuis près de 70 ans, qu’une option relativement marginale, d’autant que, dans la quasi-totalité des Services dits « paritaires », la Présidence a été confiée à un représentant des Employeurs. A ce jour encore, à ma connaissance, un seul Service dispose de ce qu’on appelle communément une Présidence « tournante ».
Pourtant, alors même que le « paritarisme » a toujours été largement minoritaire, il n’a cessé d’alimenter les revendications des Organisations syndicales, revendications dont la prise en compte a conduit, à travers les lois de janvier 2002 et de juillet 2011, à l’évolution récente de la Gouvernance des Services, marquée par un lent cheminement vers « plus de paritarisme ».
La loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale a constitué une première étape avec l’obligation faite à tous les Services dotés d’un Conseil d’Administration « patronal » de faire entrer des représentants des salariés issus de la Commission de Contrôle, à hauteur d’un tiers du nombre d’Administrateurs prévu par les statuts. Présidence du CA toujours assurée par un représentant Employeur, également Président de la Commission de Contrôle : autant dire que l’évolution, de pure forme, avait (ou semblait avoir ?) uniquement valeur de symbole pour les Organisations syndicales, tous les pouvoirs demeurant concentrés entre les mains des Employeurs.
Il en va différemment avec la loi n° 2011-867 du 20 juillet 2011 relative à l’organisation de la médecine du travail, laquelle a imposé à tous les Services de devenir « paritaires » (au sens d’une représentation égale des Employeurs et des Salariés dans les CA) et de se doter d’une Commission de Contrôle, dont seuls les Services à Conseil d’Administration « patronal » étaient dotés jusqu’alors. Même si le pouvoir reste entre les mains des représentants des Employeurs, puisque le poste de Président demeure leur apanage et que ce dernier dispose de surcroît d’une voix prépondérante, on ne peut ignorer le renforcement de la présence et des prérogatives des représentants des salariés : outre la répartition 50/50 évoquée plus haut, on doit noter également que leur sont réservés le poste de Trésorier du CA et celui de Président de la Commission de Contrôle.
Même si un « paritarisme intégral », c’est-à-dire avec alternance au Poste de Président, n’est pas encore d’actualité, on voit bien que c’est ce vers quoi tend l’évolution du système. On pourrait aller jusqu’à dire que grâce à la « politique des petits pas », les Organisations syndicales se rapprochent de leur objectif, avec la bénédiction des Organisations patronales, qui ont toujours réussi à préserver ce qui constituait l’essentiel à leurs yeux, à savoir conserver la Présidence.
Il convient de noter que lors de l’examen du premier projet de loi soumis en 2010 à l’Assemblée Nationale et au Sénat, les Sénateurs avaient opté pour ce « paritarisme intégral ». Ce n’est qu’avec l’examen du texte par les Députés que cette disposition « révolutionnaire » avait été supprimée.
N’est-ce pas reculer pour mieux sauter dans la mesure où plusieurs des Organisations syndicales ne font pas mystère de leur attachement à cette forme de paritarisme. Demain, après-demain ? Peu leur importe en fait dans la mesure où, à leurs yeux, l’évolution de la Gouvernance va dans le bon sens…
Que faut-il en penser au plan juridique ?
Si on comprend aisément l’intérêt du paritarisme pour les Organisations syndicales, qui y voient un moyen d’équilibrage de leurs relations avec les Organisations patronales dans le domaine de la Santé au travail, force est de remarquer que, sur le plan juridique, cette position de principe se heurte à un problème majeur : c’est en effet sur la base du contrat de travail qui lie un Employeur à ses salariés que repose l’obligation de suivi au titre de la Santé au travail ; c’est également sur cette base que repose la responsabilité du Président d’un Service interentreprises, qui peut être poursuivi en cas de manquement aux dispositions du Code du travail relatives à la Santé au travail.
Est-il vraiment imaginable qu’un représentant des Salariés puisse être tenu pour juridiquement responsable de manquements à des dispositions que la loi a mises expressément à la charge des Employeurs ? En clair, un salarié peut-il se substituer à un Employeur dans l’exercice de ses responsabilités propres ?
Une telle « confusion des genres » apparaît absurde. Elle l’est devenue davantage encore avec la généralisation de « l’obligation de sécurité de résultat » qui a succédé à l’obligation de moyens née de la loi du 31 décembre 1991 transposant (partiellement) en Droit français la Directive européenne du 12 juin 1989.
En résumé, les responsabilités qui pèsent sur le Président d’un Service de Santé au travail interentreprises, « calées » sur celles des Employeurs vis-à-vis de leurs Salariés, sont a priori incompatibles avec un mandat d’Administrateur Salarié au sein du Conseil d’Administration.
Pour aussi évidente qu’elle apparaisse, cette analyse n’a pourtant pas empêché les Sénateurs, comme on l’a vu, de voter un texte confiant la Présidence des Services à des Salariés. Elle ne semble pas non plus freiner les ardeurs de certaines Organisations syndicales favorables au paritarisme « pur et dur ».
Je n’ignore pas que la question est âprement discutée entre spécialistes et que, notamment, comme la CFE-CGC le souligne dans son Communiqué, d’« éminents professeurs de droit du travail qui sont intervenus lors d’un récent colloque sur le sujet, le 15 octobre dernier » ne partagent pas cette analyse.
La brèche ouverte par la modification des règles de gouvernance dans les SSTI, pour aussi surprenante qu’elle puisse apparaître aux yeux de certains, eu égard aux affirmations péremptoires et… contradictoires de Christophe Sirugue, rapporteur du projet de loi à l‘Assemblée nationale, et de Michel Issindou, responsable du Rapport servant de base et de caution à la réforme en cours, n’était donc pas imprévisible, loin de là.
Et le malaise du CISME que révèle le caractère défensif de son Communiqué est d’autant plus (in)compréhensible et risque de passer d’autant plus mal auprès de certains de ses adhérents qu’il donne l’impression d’avoir été pris de court par le « rafistolage » de dernière minute auquel le Ministère s’est livré ; et ce, en dépit de la présence à une matinée de travail ayant pour thème les « perspectives législatives et réglementaires » (organisée dans le cadre de son Assemblée générale statutaire annuelle, tenue à la Baule les 21 et 22 avril), de plusieurs invités « de marque » : Frédéric Laloue, Secrétaire général du Conseil d’Orientation des Conditions de Travail (COCT), Florence Renon, Cheffe du bureau de la politique et des acteurs de la prévention à la DGT, et Hervé Garnier, Secrétaire national à la CFDT.
Il semble que la question de la Gouvernance des Services y ait été évoquée sans que cela suscite la moindre réaction…
Le fait est qu’aujourd’hui, la perspective d’une remise en cause des règles adoptées en première lecture par l’Assemblée nationale, grâce à l’article 49-3 de la Constitution, apparaît peu probable, le Gouvernement affichant désormais un attachement à la Présidence alternante aussi fort que celui qu’il affichait il y a peu à son refus catégorique ![1]
Remettre en cause cette « conviction » toute neuve constituerait un nouveau reniement, a priori inenvisageable. A moins qu’il ne s’agisse que d’une manœuvre destinée à faire pression sur les Organisations patronales… Mais, comme on l’a vu, elles ne semblent pas pressées de venir au secours des Dirigeants actuellement aux commandes des SSTI, pourtant largement acquis au MEDEF…
Ce qui amène à poser une question : quand les Pouvoirs publics se décideront-ils à aborder la Santé au travail pour elle-même, sans en faire l’otage de considérations politiciennes sans rapport avec les intérêts des Entreprises et des Salariés ?
Ils ont pratiquement cessé de le faire en dehors des Plans Santé au travail qui se sont succédé depuis 2005, le premier de ces Plans, dû au volontarisme de Gérard Larcher, ayant marqué une étape essentielle de l’évolution des Services de Santé au travail.
En attendant, nous allons suivre avec attention l’évolution de la situation, marquée d’abord par les amendements déposés par les Sénateurs et le déroulement des débats au Sénat, ébauche « improbable » d’une politique alternative plus respectueuse de la Santé des salariés, ensuite par le lobbying auquel ne vont pas manquer de se livrer partisans et adversaires d’une révolution de la gouvernance, enfin, en toile de fond, par le désordre croissant et la guerre de succession qu’ont déjà commencé à se livrer les innombrables prétendants à la conduite des affaires de l’Etat, qui pourrait conduire soit à un passage en force avec le 49-3, entraînant ipso facto la confirmation des nouvelles règles de gouvernance dans les Services de Santé au travail, soit au retrait pur et simple du projet de loi, ce qui aurait pour conséquence la suppression de toutes les dispositions visant à moderniser la Médecine du travail…
Ce ne sont là que quelques réflexions sur les manœuvres autour de la Santé au travail, manœuvres auxquelles participent pêle-mêle le Ministère de la Santé, les ARS, AFAQ-AFNOR et certaines Mutuelles et Compagnies d’assurances qui ne font pas mystère de leur recherche de professionnels en… Santé au travail pour promouvoir leur politique au sein même des Entreprises, manifestement avec l’aval du Ministère et de la plupart des partenaires sociaux, certaines Organisations patronales comprises…
Objectivement, les responsables des SSTI ont quelques soucis à se faire.
Gabriel Paillereau
Copyright epHYGIE 23 mai 2016
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Le dossier est évidemment loin d’être clos. On en est même seulement à ses débuts. Aussi, pour bien comprendre ce qui se passe, il n’est pas inutile de (re)lire les articles que nous avons publiés récemment sur le même thème :
Après l’Assemblée nationale, le Sénat : quel avenir pour la Santé au travail ?
God save the Queen et… la Santé au travail aussi, qui en a bien besoin !
Pour accéder aux Communiqués du CISME et de la CFE-CGC, cliquer sur les liens suivants :
[1] J’ai parlé de « révolution ». Mieux vaudrait sans doute parler de « bombe » car rien ne laissait prévoir une telle modification, c’est le moins que l’on puisse dire, étant donné les propos tenus à ce sujet par Christophe Sirugue et Michel Issindou lors de la discussion de l’amendement présenté par Gérard Sébaoun en Commission des Affaires sociales.
J’en avais rappelé le contenu dans un précédent article, Réforme de la Santé au travail : habillage et babillage sont les deux mamelles de la désinformation : « M. Michel Issindou. J’ignore si je faisais partie des cosignataires en 2011, mais on ne peut pas imposer ce changement par un amendement, aussi intelligent soit-il. Au cours des auditions que j’ai menées ces derniers temps, cette demande n’est jamais venue dans la bouche des organisations syndicales les plus représentatives. Je sais bien qu’elle est exprimée par un syndicat en particulier, que vous connaissez mieux que moi, monsieur Sebaoun. Mais, pour les autres, ce n’est pas le sujet du jour.
Nous n’avons pas intérêt à rouvrir un débat sur la gouvernance, alors que nous avons déjà des difficultés à imposer une modernisation de la médecine du travail. J’ai d’ailleurs toujours dit que la réforme de 2011, qui a introduit la pluridisciplinarité, allait dans le bon sens, monsieur Accoyer, même si nous nous sommes parfois opposés sur d’autres points. Si nous adoptons cet amendement, nous allons déclencher une révolution au Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT) et ailleurs. Cette question doit être discutée entre les partenaires sociaux. Il ne nous appartient certainement pas de la trancher. Nous sommes pour le dialogue et le partenariat.
M. le rapporteur. J’assume ma position. Je plaide pour que cette question soit traitée dans le cadre de la négociation. L’amendement étant maintenu, je lui donne un avis défavorable ».
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