Management et Santé au travail : après le Syndrome du Grille-Pain, le Syndrome d’Intello-Déficience Acquise ?

La publication de notre article sur le « Syndrome du Grille-Pain » a précédé de très peu la découverte d’un Rapport édifiant dont un article publié sur le site latribune.fr, « La stupidité comme mode de management », s’est fait l’écho il y a quelques semaines. Dans ce Rapport, dont le titre, « A stupidity-Based Theory of Organizations », n’a pas besoin de traduction pour être compris même par des non-anglicistes, on découvre l’existence d’une « culture de la stupidité fonctionnelle », qui, selon ses auteurs, les Professeurs André Spicer (City University de Londres) et Mats Alvesson (Université de Lund, en Suède), serait largement répandue, au point d’être notamment à l’origine de la crise financière de la City.

Comme le souligne Sophie Peters dans l’article de La Tribune, en s’appuyant sur les propos d’André Spicer, « de nombreuses Entreprises, où l’intelligence des employés est primordiale, telles que les banques et les sociétés de services professionnels, assurent que les compétences sont à la base de leurs activités. Cependant, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que la vérité est à l’opposé de cette affirmation. En réalité, la stupidité prime dans nombre de ces Entreprises. »

On y prône le « Ne réfléchissez pas, faites ».

Cette attitude n’est pas sans rappeler celle que j’ai moi-même condamnée dans divers articles mis en ligne sur notre site, à commencer par Relations Humaines et Santé au travail : le « syndrome du grille-pain », bien sûr, cité plus haut, où on peut lire : « Il en va des relations humaines dans l’Entreprise comme de celles qu’entretiennent les pains avec les grille-pain qu’on leur impose. Soit ces derniers les respectent dans leur diversité, en leur permettant d’exprimer pleinement toutes leurs qualités, soit au contraire ils les asservissent, les contraignant à se plier à leurs normes et allant jusqu’à détruire ceux qui osent leur résister par des formes jugées trop généreuses ou incorrectes, en les grillant au point qu’ils ne puissent plus être récupérés. »

J’avais déjà abordé la nécessité de ne pas agir sans réfléchir dans Santé au travail : nous ne sommes pas tous des lemmings !, Le microcosme de la Santé au travail : cosme… éthique ou cosmétique ?, ou encore, beaucoup plus récemment, dans Critique de la réforme de la Santé au travail : autoflagellation injustifiée ou auto-thérapie salvatrice ?, article où j’affirmais qu’« on peut, on doit conserver sa lucidité et son sens critique, refuser la méthode Coué et ne pas considérer comme vraies des affirmations auxquelles un examen attentif des faits permet de restituer leur véritable statut, qui est celui de grossières contre-vérités. N’en déplaise aux défenseurs inconditionnels de la loi du 20 juillet 2011, celle-ci a été bâclée, et, en dépit d’avancées incontestables sur certains points, elle souffre de multiples défauts et lacunes. Ce n’est pas en faisant comme si elle était réussie qu’elle le deviendra, bien au contraire. L’avenir de la Santé au travail ne justifie-t-il pas que l’on continue à s’interroger sur la réforme en cours, ce qui n’est nullement incompatible avec une application responsable des textes, loi et décrets d’application ? »

Nous savons tous les dégâts considérables, parfois irréparables, auxquels conduit le silence en matière de harcèlement (moral) au travail, comme je l’ai écrit dans Risques psychosociaux : ceux qui en souffrent, ceux qui en parlent, ceux qui en vivent et ceux qui en meurent… et Harcèlement au travail : Xavier, Yvette ou Zoë, tous menacés, ainsi que, plus généralement, en matière de souffrance au travail, domaine qui a fait l’objet de très nombreuses publications sur notre site, allant d’Yves Schwartz à Yves Clot, de Davor Komplita à François Daniellou, pour ne citer que quelques-uns de leurs auteurs :

Alors ? Doit-on, peut-on accepter de travailler « stupidement », dans le silence, sous prétexte que le Management le voudrait ainsi, et laisser son intelligence au vestiaire ?

Evidemment non ! Nous y reviendrons dans les prochaines semaines, le temps de traduire soigneusement le texte d’André Spicer et de Mats Alvesson en vue de l’analyser et de le commenter.

Le sujet présente d’autant plus d’intérêt que, selon ces derniers, la « stupidité fonctionnelle contribue à maintenir et renforcer l’ordre dans les organisations », ce qui, en période de crise, représente une qualité remarquable aux yeux de certains et interdit de fait toute réflexion. Comme nous nous trouvons en période de négociations sur la Qualité de Vie au Travail, cela ne vaudrait-il pas la peine que les Partenaires sociaux s’en saisissent ? Certainement, mais il est douteux qu’ils le fassent.

Au-delà du Travail, son intérêt réside aussi dans le fait que, comme le note Sophie Peters dans son article, en faisant référence à ce qu’écrivait Robert Musil en 1937 dans une Conférence sur la bêtise, « la bêtise « intelligente » entraîne l’instabilité et la stérilité de la vie de l’esprit. Ce n’est pas une maladie mentale. Ce n’en est pas moins la plus dangereuse des maladies de l’esprit, parce que c’est la vie même qu’elle menace ».

Le hasard fait que ma « découverte » de la « bêtise fonctionnelle » a coïncidé avec le décès de Stéphane Hessel, probablement l’un de ceux qui, ces dernières années, a le plus œuvré pour le respect de l’Homme, à une époque où les idéologies en place ont plutôt conduit à son massacre, violent ou en douceur.

Simple coïncidence évidemment, mais ne doit-elle pas nous inciter à rechercher la voie d’un nouvel Humanisme, à l’opposé de cette fameuse « stupidité fonctionnelle » mise en évidence par André Spicer et Mats Alvesson, dont nous devons faire en sorte que le Management se détourne le plus vite possible.

Un Management qui, à travers les préceptes d’une partie de ses « penseurs » et des pratiques de leurs « disciples », n’en finit décidément pas d’être à l’origine de nouvelles affections.

On avait le « Syndrome du Grille-Pain », comme je l’ai montré rapidement il y a un peu plus d’une semaine, nous voilà semble-t-il désormais avec le « Syndrome d’Intello-Déficience Acquise »…

On dit que rien n’arrête – le – Progrès, mais c’est justement parce que nous voulons un Avenir qu’il est grand temps d’arrêter – ce – progrès-là…

Gabriel Paillereau

Copyright epHYGIE mars 2013

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Pour accéder à l’article de Sophie Peters publié sur le site de La Tribune.fr, cliquer sur le lien ci-dessous :

Pour accéder au texte d’André Spicer et de Mats Alvesson (en anglais), cliquer sur le lien suivant :

On notera que ce texte a fait l’objet de présentations dans de Grandes Ecoles, dont l’Université Paris-Dauphine, dès 2010, et que la version ci-dessus est la dernière en date, telle qu’elle a été publiée dans le « Journal of Management Studies », le 10 septembre 2012.

 

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