Il s’est passé un peu de temps depuis la « fuite » de l’avant-projet de loi préparé par les Services de Myriam El Khomri (préparé… ou pas, si l’on en croit certaines sources qui ont détaillé la genèse du texte, apparemment marquée par de petits coups bas entre amis, comme on sait si bien le faire en politique…; voir note (1) en bas de page). Comme on pouvait s’en douter, le texte a aussitôt provoqué de vives réactions à la fois dans le monde politique, particulièrement à la gauche du parti socialiste, dans les Organisations syndicales, y compris les plus réformistes, et, fait plus surprenant (quoique…), chez les étudiants et les lycéens, pourtant très éloignés du monde du travail et a priori peu concernés par le contenu de la loi.
Sans revenir sur les épisodes, parfois grand-guignolesques, qui ont accompagné la diffusion de ce texte, déjà largement commentés par tous les médias, force est de reconnaître que, comme je l’avais écrit dans mon précédent article, il a réussi ce « tour de force de faire la quasi-unanimité contre lui, ses (rares) défenseurs hésitant à montrer leur satisfaction de façon trop voyante… », rançon inévitable selon moi de l’improvisation et des arrière-pensées électoral(ist)es qui semblent avoir présidé à son élaboration.
Même si ce sont évidemment les propositions concernant le contrat de travail, le temps de travail, le plafonnement des indemnités dues en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse ou les nouvelles modalités du licenciement économique qui ont concentré l’essentiel des attaques, celles relatives à la réforme de la Santé au travail ont également profondément heurté, à juste titre, les Professionnels de la Santé au travail et les Syndicats de salariés.
On notera en premier lieu que, contrairement à ce qui avait été annoncé par Myriam El Khomri, SA loi sur la réforme de la Médecine du travail n’est en réalité qu’une toute petite partie d’une loi fourre-tout dans laquelle on lui a réservé la portion congrue, et qui, en contradiction une fois encore avec les engagements pris, ne fait référence ni à la stratégie de la Santé au travail débattue au sein du COCT, ni au PST 3 qui en reprend les grands axes.
En revanche, une large place (toute la place en fait !) est accordée, comme je l’avais annoncé dans plusieurs autres articles, à des dispositions extraites du Rapport Issindou (ou qui le prolongent), qui n’avaient pu être glissées dans la loi Rebsamen en raison de la règle dite « de l’entonnoir » (voir l’article que nous y avions consacré sur notre site : Réforme de la Santé au travail : au Conseil Constitutionnel et au COCT de jouer !). Qu’à cela ne tienne ! On a oublié l’entonnoir et lesdits amendements resurgissent, parés des atours de la nouveauté, du progrès et de l’efficacité, comme s’ils pouvaient permettre de parachever une réforme bancale censée redonner vie à un système qu’on tue à petit feu depuis des années et qui risque fort de mourir pour de bon, avec le traitement de choc qu’on lui réserve dans la future loi El Khomri, si tant est qu’elle voie réellement le jour…
Pour se convaincre de ce qui ressemble fort à un tour de passe-passe, il suffit de comparer les « amendements Issindou » proposés puis retirés en juillet 2015, officiellement en raison de la règle de l’entonnoir, et le contenu du projet de loi El Khomri. Ainsi, à titre d’exemple, comme le montre un rapide tableau comparatif, même s’il s’en distingue (par des détails de pure forme), l’article L. 1226-3-1 du projet de loi El Khomri ressemble à s’y méprendre à l’article L. 1226-2-1 qui avait été proposé par Michel Issindou dans l’amendement n° AS85 en juillet 2015…
Les craintes que j’avais exprimées précédemment (notamment dans Réforme de la Santé au travail : une succession de chantiers… « à suivre ») étaient donc hélas tout à fait fondées : le Rapport de la mission confiée à Michel Issindou était bien le signe avant-coureur de la détermination des Pouvoirs publics à avancer coûte que coûte sans dévier de la voie tracée, et le discours de Myriam El Khomri devant le COCT un simple exercice d’enfumage destiné à annihiler préventivement toute opposition potentielle à la réforme du système…
On avait eu droit, fin 2014, au choc de simplification « sauce Thierry Mandon », et à une première tentative de « mort sur ordonnance », « sauce Macron », puis, début 2015, à une seconde, « sauce Touraine » cette fois, et, pour finir, mi-2015, à la mort légalisée, « sauce Rebsamen ». C’est cette dernière que parachèverait la loi El Khomri si elle était adoptée en l’état. Ce n’est probablement pas une simple coïncidence que Michel Issindou ait été invité par Régis Juanico et Jean-Frédéric Poisson dans le cadre des sixièmes « Rencontres parlementaires pour la Santé au travail », qui se tiendront le mercredi 30 mars prochain à la Maison de la Chimie, sur le thème, au titre on ne peut plus « décalé » par rapport à la réalité de la Santé au travail telle que la vivent sur le terrain les Entreprises (PME et TPE en particulier) et les Services de Santé au travail : « Le bien-être au travail : contrainte ou opportunité d’efficacité ? »…
De fait, et même si leur voix ne se fait pas entendre autant que celle des opposants aux dispositions autres que celles relatives à la Médecine du travail, la plupart des Organisations syndicales, des Associations et des organes de presse qui suivent de près l’évolution de la Santé au travail ont également manifesté publiquement une très forte opposition aux dispositions de la loi El Khomri relatives à la Médecine du travail.
Est-ce que cela sera suffisant pour empêcher l’adoption d’un texte délétère ?
Tout dépendra du degré de connaissance de la Santé au travail qu’auront les Députés et les Sénateurs. Il faut espérer que la question orale de Mme Annie David à Madame El Khomri, « Santé et travail : repenser les liens dans un contexte de mutations économiques du travail », posée à la demande du groupe communiste républicain et citoyen, qui fera l’objet d’un débat au Sénat le mardi 22 mars prochain à 17 heures 45, dans la foulée du Colloque de l’Association TSST, contribuera à éclairer les Sénateurs et que les débats qu’elle suscitera permettront de compléter utilement ce travail pédagogique…
Qu’en sera-t-il à l’Assemblée nationale ? Il faut miser sur la très bonne connaissance que la Présidente de la Commission des Affaires sociales, Catherine Lemorton, députée de la Haute-Garonne, a du dossier de la Santé au travail, pour y avoir été confrontée au niveau local dès 2009 à partir de la situation à Toulouse (intervention lors des débats à l’Assemblée nationale, 30 juin 2011). On pourra probablement compter également sur la parfaite maîtrise du sujet d’un autre député socialiste, Gérard Sébaoun (d’ailleurs invité lui aussi à participer aux prochaines « Rencontres parlementaires pour la Santé au travail »), le seul au sein de sa famille politique à s’être opposé sans concession au contenu de la loi Rebsamen. Et les autres ? Impossible de préjuger de leur comportement à venir tant leurs convictions ont été à géométrie variable depuis 2009 !
Il est vrai que le texte qui a « fuité », comme on dit, a déjà beaucoup évolué et que le projet de loi sera certainement largement « corrigé » dans les jours qui viennent, avant son adoption en Conseil des Ministres, retardée de plusieurs semaines, le temps d’ouvrir le dialogue pour éviter un incendie aux effets redoutables.
Que deviendront les dispositions relatives à la réforme de la Médecine du travail dans le futur texte mis en débat à l’Assemblée nationale et au Sénat ? Personne n’en sait rien pour l’instant mais, dans le contexte de grande incertitude qui règne aujourd’hui, une chose au moins est sûre : il va falloir un lobbying intense pour échapper au pire qui se prépare, c’est-à-dire pour éviter que la volonté de « simplification », qui n’a évidemment rien de critiquable en soi, ne se transforme en entreprise de « destruction ».
Gabriel Paillereau
Copyright epHYGIE 13 mars 2016
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(1) : voir notamment « L’histoire secrète de la loi El Khomri », Libération (27 et 28 février), « Le Gouvernement victime de souffrance au travail », Le Canard enchaîné (24 février), et « Réforme du droit du travail : c’est qui le patron ? », Marianne (26 février au 3 mars).
Pour en savoir plus sur le dossier, on pourra se reporter utilement à certains des articles déjà publiés sur notre site ainsi qu’à quelques-uns des très nombreux commentaires qu’il a suscités, avec une mention spéciale au travail accompli par Christian Crouzet, accessible à partir du lien rappelé plus bas.
Sur le site d’epHYGIE
La réforme de la Santé au travail au menu du COCT
En route vers une nouvelle « vraie fausse réforme » de la Santé au travail… ?
La Santé au travail : non négociable et pourtant objet de négociation depuis longtemps
La réforme à venir de la Santé au travail vue à travers le mémorandum du COCT
Rapport Combrexelle et réforme de la Santé au travail : des relations qui doivent être explicitées
Myriam El Khomri succède à François Rebsamen : un choix de politique politicienne
Réforme de la Santé au travail : victoire à la Pyrrhus de François Rebsamen au Sénat
Réforme de la Santé au travail : au Conseil Constitutionnel et au COCT de jouer !
Réforme de la Santé au travail : arrêt sur image avant deuxième lecture devant l’Assemblée Nationale
Réforme de la Santé au travail : une succession de chantiers… « à suivre »
Sur le site de Christian Crouzet
Refonder le droit du travail et donner plus de poids à la négociation collective (tableau comparatif et commentaires de Christian Crouzet)
Dans les syndicats
Projet de loi El Khomri : la médecine du travail en danger ? (point de vue de Martine Keryer, médecin du travail et secrétaire nationale à la CFE-CGC)
La CFTC n’accepte pas la réforme du code du travail (Syndicat CFTC-Santé Sociaux)
L’éditorial du Secrétaire Général (SNPST)
Dans la presse
Les médecins du travail vent debout contre le projet de loi El Khomri (Santé et travail)
Pourquoi la loi El Khomri inquiète les professionnels de la médecine du travail (L’express-L’Entreprise)
Analyse détaillée du projet de loi EL KHOMRI / MACRON 2 (Blog de Gérard Filoche)
Loi travail : d’une médecine de prévention à une médecine de sélection (Mediapart)
Pourquoi la réforme du code du travail met en péril la sécurité et la santé des salariés (Basta !)
A lire (et à voir) également sur le site de l’Association TSST
Premier bilan du Colloque « Santé et Travail : repenser les liens »
ECHEC et MAT
1/ suppression de l’aptitude pour les non SIR :
suivi prévention périodique, mais quelles obligations pour l’employeur ? aucune contrepartie à cette suppression – porte ouverte à la délégation de suivi en prévention santé hors SST puisque plus besoin de médecin du travail.
employeur 100 – salarié 0 – médecin du travail 0 – assurances 1000
2/ suppression de l’obligation de résultat (maintien dans l’emploi) et transfert sur l’obligation d’application des préconisations du médecin du travail : hyper judiciarisation de l’avis d’aptitude et transfert de tous les contentieux vers le médecin du travail « en cas de difficulté ou désaccord » avec le médecin !
employeur 200 – salarié 10 – médecin du travail 0 – assurances 1000
3/ création d’une aptitude sécuritaire, par sécurisation… juridique – aucune pertinence scientifique médicale – aucune réalité pour les tiers, collègues et le salarié ! Mais quid de la responsabilité du médecin ?
employeur 300 – salarié 10 – médecin du travail 0 – assurances 1000
4/ disparition de l’obligation de terrain, qui peut être déléguée, pour le médecin, notamment dans la procédure de reclassement… perte de sa spécificité unique, médicale, mise au niveau de tout autre spécialiste (généraliste, etc…) ou médecin expert, qui, de son bureau, pourra désormais statuer sur l’aptitude au poste sans le connaître.
D’où l’allusion à l’aptitude sécuritaire délégable à un autre professionnel si besoin.
employeur 300 – salarié 10 – médecin du travail 0 – assurances 2000
Au royaume des aveugles, le borgne est roi !
Lettre à Mr ISSINDOU en juin 2015, restée sans réponse !!!
Monsieur le député,
Quel camouflet pour les médecins du travail qui essaient de faire leur travail !
Remettre en cause nos compétences (bac=10), transférées aux infirmières (bac=3 !), méconnaître nos actions d’information et nos conseils individualisés à l’embauche, nous éloigner du terrain par des visites tous les 5 ans (ça me rappelle la fonction publique d’état !), remettre en cause nos actions efficaces de maintien dans l’emploi (protection de la santé des salariés) et les rapports plutôt cordiaux avec les employeurs (quand on leur explique les choses !).
Prétendre que l’on méconnaît les postes de travail (alors que l’employeur est censé nous donner des fiches de poste et des fiches d’exposition !), c’est nier notre travail de terrain (visites des lieux de travail, participation aux CHSCT, études de poste pour tout aménagement ou inaptitude…).
Instituer une médecine de « contrôle » à l’embauche qui devient sélective (exclusion des personnes ne répondant pas aux grilles d’embauche), cela revient encore une fois à copier le système fonction publique, avec les médecins agréés, qui, heureusement, ne font pas bien leur travail… La ségrégation à l’embauche par critères médicaux est interdite par le code du travail !
Les transferts aux médecins des salariés à problème vus par l’infirmière à l’embauche seront faciles à pister par l’employeur. Quid alors de la signature du contrat ou de son renouvellement ?
Contester notre expertise dans notre métier en nous obligeant à motiver nos avis médicaux auprès de collègues ou de « collèges de réflexion…
La prévention primaire des risques reste notre priorité, et vous voulez nous cantonner à la prévention tertiaire ! Quelle belle évolution de métier !
Comment motiver des jeunes médecins à embrasser cette profession avec de tels clichés ?
C’est une première réaction à chaud à la lecture de ce rapport et je me demande si vous et vos collègues qui ont participé à l’élaboration, ont bien une fois rencontré un « vrai » médecin du travail ou pratiqué sur le terrain cette médecine ?
Je reste à votre disposition pour vous parler de notre métier.
Cordialement
Docteur Pascal Q.
Médecin du travail dans un Service interentreprises
Département du Maine-et-loire